Le « marché interdit » de Carrefour : M. Périco Légasse dit merci dans Marianne !
« Quelle époque » est le titre d'une rubrique de l'hebdomadaire Marianne, une rubrique qui porte bien son nom pour la livraison de son tenancier, M. Périco Légasse, du 6 octobre 2017, « Vente de Légumes "interdits" – Merci, Carrefour ». Première partie en rouge et en petit, deuxième, en noir et en grand.
Je survole souvent et lit parfois une prose généralement bien léchée mais horripilante... la dénonciation obsessionnelle de la « malbouffe » côtoie des publireportages sur des acteurs du paysage agroalimentaire – a priori gastronomique – dont les produits et services ne sont pas accessibles à M. Toutlemonde, ni même à bien des gens qui ne tirent pas le diable par la queue. Et tout cela est mâtiné d'un militantisme alter et anti de déclamation qui sied si bien dans les milieux aisés et branchés. Pouah !
Illustration partielle par le chapô :
« En ouvrant ses rayons à des produits agricoles issus de graines non inscrites au catalogue du lobby semencier, l'enseigne fait montre d'une subversion inattendue, et tellement bienvenue. »
Où est l'esprit civique ?
Est-il civique et « citoyen » de se réjouir de la subversion ? Cela doit être trop difficile de comprendre – même dans un journal fondé par MM. Jean-François Kahn et Maurice Szafran, qui ont porté haut les valeurs républicaines – que c'est légitimer d'autres subversions qui ne relèvent pas de la bobo-attitude. Ou par exemple, pour rester dans le domaine des variétés et des semences, la délinquance des « Faucheurs Volontaires », le vandalisme.
Un « catalogue du lobby semencier » ? Non, un catalogue au service des agriculteurs
Ce « catalogue du lobby semencier » répond à des exigences formulées voici bien longtemps par les agriculteurs – à une époque où on devait probablement les appeler « paysans » ou « cultivateurs ».
Il suffit de consulter des ouvrages anciens – par exemple des grands « semenciers » que furent les Vilmorin – pour s'apercevoir de l'effroyable confusion qui a pu régner par le passé.
Il fut un temps, un peu moins lointain, où ce que M. Légasse appelle le « lobby semencier » suivant la technique bien rodée de l'hyperbole inversée pronait la suppression du catalogue. La revendication était portée au trois quarts du siècle dernier par l'ASSINSE (Association Internationale des Sélectionneurs pour la Protection des Obtentions Végétales), et la FIS (Fédération Internationale du Commerce des Semences), qui ont fusionné en 2002 pour devenir l'ISF (Fédération internationale des semences). La revendication est bien lointaine... les « semenciers » ont réalisé les bienfaits du système : un formidable outil de moralisation du marché au service tant d'eux-mêmes que des agriculteurs.
Autre petit bout d'histoire : quand le Royaume-Uni est devenu membre de l'Union Européenne, il lui a fallu instaurer ce fameux catalogue et faire le ménage dans son secteur semencier, tout particulièrement dans les potagères. Pendant des années, les autorités – le National Institute of Agricultural Botany (NIAB) – ont mené des essais comparatifs pour identifier les variétés et éliminer les dénominations synonymes. Cela a donné lieu à une des premières attaques contre la réglementation variétale et semencière et à un intérêt politico-médiatique pour la biodiversité des plantes cultivées avec Seeds of the Earth: A Private or Public Resource? de Pat R. Mooney (1979). Au bout d'une longue route et, surtout, de sept années de négociations, le Traité International sur les Ressources Phytogénétiques pour l'Alimentation et l'Agriculture, adopté en 2001. Pas sûr que ce soit une réussite pour les ressources phytogénétiques... contrairement aux bureaucrates et aux manipulateurs d'opinion ; mais c'est une autre histoire.
Radotons encore... Dans le cadre de la reconstruction de l'Europe après la Deuxième Guerre Mondiale – vous savez, le Plan Marshall – il a été institué ce qui est devenu les systèmes de l'OCDE pour la certification variétale des semences destinées au commerce international. Ces systèmes sont ouverts aux pays de l'OCDE ainsi qu'aux autres États membres des Nations-Unies. A ce jour, 55 pays y participent. Le principe : les semences d'une variété inscrites sur une liste de l'OCDE et certifiée selon les normes de l'OCDE peut circuler librement d'un pays à l'autre sans qu'il soit nécessaire de procéder à un nouveau contrôle. Il y avait au siècle dernier une variété de chou-rave ou de chou-navet britannique qui avait une bonne demi-douzaine de synonymes... quasiment tout le vocabulaire des superlatifs y était passé.
Un « catalogue d'obédience soviétique » ?
Ce catalogue est qualifié par la suite de « catalogue d'obédience soviétique » dans Marianne. Ah, les amalgames dénigrants !
Il y a deux historiens des sciences (post-modernes), ayant hélas pignon sur rue, qui se sont employés à décrire la législation sur les variétés et les semences comme une création pétainiste ! Il est vrai que le prédécesseur du Groupement National Interprofessionnel des Semences et Plants (GNIS) a été créé par la loi N° 14194 du 11 octobre 1941 relative à l'organisation du marché des semences, graines et plants (le texte codifié actuel est ici). C'est tout aussi extravagant ; les premières tentatives de constituer un catalogue en France datent du début des années 1930 (voir ci-dessous).
Ce que l'on appelle avec hargne et mépris le « lobby semencier » dans les milieux de l'altermonde et de la bien-pensance est en France une structure originale, à l'exact opposé de l'image que ces milieux colportent : le GNIS, comme son nom l'indique, est une structure interprofessionnelle qui recouvre toute la filière, y compris les utilisateurs de semences et, encore plus en aval, les utilisateurs industriels.
Il n'y a ni « lobby » au sens péjoratif, ni monopole
Mais M. Légasse écrit :
« À cette occasion, les Français ont découvert que le lobby semencier détenait, à travers un catalogue officiel, le monopole des graines habilitées à être plantées pour produire des légumes. »
C'est bien sûr faux. À moins de considérer que quiconque dépose une demande d'inscription d'une variété au catalogue devient ipso facto membre du « lobby semencier »... Mais il y a pire :
« Autrement dit, un agriculteur n'a pas le droit en France de replanter son champ avec une variété végétale dont la semences n'est pas inscrite au dit inventaire. »
Certes, la communication de Carrefour a surfé sur l'ambiguïté, par exemple dans la pétition :
« Le décret n° 81-605 du 18 mai 1981 bloque la commercialisation des semences de ces variétés de fruits et légumes, ce qui empêche par conséquent les paysans de les cultiver librement et les consommateurs d’y goûter. »
Mais n'est-ce pas une exigence du métier de journaliste de faire preuve de cohérence et de vérifier ses sources et d'étayer les affirmations sur des faits ? D'où viennent les produits commercialisés par Carrefour si « les paysans [sont empêchés] de les cultiver librement » ?
Il est vrai que dans le journalisme post-moderne, fût-il gastronomico-socio-politique, les faits n'ont plus guère d'importance, en fait aucune s'ils contrecarrent la thèse.
Il y a pourtant un petit bémol :
« Un peu rapidement appelés "légumes interdits", en ce sens que seule l'est leur commercialisation publique, et bien sûr celle de leur semence, l'opération a largement défrayé la chronique. »
Ce texte a été publié dans l'édition du 6 octobre 2017 de Marianne. À cette date, il y avait belle lurette que la « chronique » avait expliqué que ni la culture à partir de semences ne correspondant pas à des variétés inscrites au catalogue, ni la commercialisation – fût-elle « publique » (?) – des produits n'étaient pas interdites.
Qu'avait donc écrit le GNIS dans son communiqué du 20 septembre 2017, « Pourquoi Carrefour ne vend-il pas les 3 200 variétés de légumes disponibles ? » :
« Carrefour, comme tout le monde, peut donc vendre toutes les rhubarbes et tous les fruits de la planète, toutes les variétés de légumes des paysans, et tous les légumes “interdits”. Bien sûr, comme tout le monde, Carrefour doit aussi être attentif à respecter ses consommateurs et à ne pas les tromper sur ce qu’il leur vend. »
Cela se poursuit dans Marianne :
« L'affaire remonte au 18 mai 1981, Pierre Méhaignerie signe le décret 18-605 trois jours avant que le gouvernement de Pierre Mauroy n'entre en fonction. Au moment de quitter le pouvoir, Valéry Giscard d'Estaing concédait ainsi au lobby semencier, l'un des plus agressifs qui soit, ce règlement scélérat qui met l'agriculture française en coupe réglée. La gauche aurait pu immédiatement suspendre cette infamie, mais, comme les sociaux-démocrates sont aussi compromis avec les marchés que les libéraux, François Mitterrand maintint le catalogue officiel. Un petit détail qui en disait beaucoup sur la suite de l'histoire. »
Que d'outrances !
Il suffit pourtant de consulter le texte du décret pour s'apercevoir qu'il repose sur une série de textes antérieurs nationaux – comme la loi du 1er août 1905 sur les fraudes et falsifications en matière de produits ou de services et le décret du 24 février 1942 instituant un comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées – ainsi que sur des directives européennes dont les plus anciennes sont de 1966.
Ce décret en abroge aussi un autre, du 22 janvier 1960, instituant un catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées... lequel se réfère au décret du 16 novembre 1932 instituant un catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées et un registre des plantes sélectionnées de grande culture.
Il nous semble qu'en matière de scélératesse et d'infamie, nous sommes particulièrement servis.
Louanger Carrefour ?
Et franchement, fallait-il servir ainsi la soupe à Carrefour – dont l'opération de marketing a été dénoncée et démystifiée de toutes parts dès son lancement – même si c'est agrémenté d'une pirouette destinée à préserver le statut de révolutionnaire de canapé (ou de bonnes tables) :
« On peut évidemment douter de la dimension philanthropique de l'initiative... » ?
Le Réseau Semences Paysannes a été gêné pour prendre position, et on le comprend : des membres du réseau ont fait affaire avec Carrefour. Malgré cela, le message est assez clair :
« A l'instar des multinationales agrochimiques et semencières, la grande distribution prend en otage paysans et citoyens dans un système alimentaire toujours plus industrialisé et toxique. Magie de la communication, un des leaders mondiaux du secteur (Carrefour) se poserait aujourd'hui en défenseur des semences paysannes via un certain "marché interdit"… »
Alors, pourquoi M. Légasse dit-il « merci » à Carrefour ? Salue-t-il une entrée « en quasi-subversion » ? Une déclaration – fort trompeuse – qui « avouons-le, […] a quand même du panache » ? Un engagement – qui n'engage que ceux qui le croient – qui est « l'apothéose » ?
Au-delà d'une solide ignorance des réalités du monde des variétés et des semences, c'est peut-être :
« mais dès lors que le Gnis […], à savoir le lobby semencier […] crie au scandale, on se dit qu'il y a du bon dans l'opération. »
Là encore, la logique défie l'entendement. Et les faits n'importent pas : le GNIS n'a pas crié au scandale, mais répondu calmement et avec une bonne dose d'ironie.
En définitive, une animosité envers le « lobby semencier » – pour ne pas dire plus – justifie de tresser des lauriers à un géant de la grande distribution qui est vilipendé à longueur d'articles, notamment dans Marianne.
Cela fait très étriqué.
Carrefour vend aussi du gloubiboulga