Le glyphosate, le CIRC et la politique : « Nous avons besoin d'un débat plus honnête »
Ian Plewis*
Après le DDT, l'insecticide dont les dangers ont été portés à la connaissance du public par Rachel Carson dans son grand classique de 1962, Printemps silencieux [1963 en France], le glyphosate a probablement fait l'objet d'études et de débats approfondis plus que tout autre pesticide. Les évaluations de la sécurité des herbicides dépendent en partie de la bonne application des méthodes statistiques. Malheureusement, le débat sur le glyphosate est entaché d'ignorance sur les statistiques disponibles, de confusions conceptuelles et de mauvaise utilisation des méthodes statistiques.
Le Royaume-Uni et les États-Unis disposent tous deux d'assez bonnes séries chronologiques sur l'utilisation des pesticides. Malgré une directive européenne de 2009 établissant un cadre d'action communautaire pour l'utilisation durable des pesticides, qui inclut une section sur la collecte des statistiques, les statistiques à l'échelle européenne restent inégales et basées sur les ventes globales de pesticides et non sur leur utilisation par les agriculteurs et d'autres. L'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO) déplore également l'absence de statistiques sur l'utilisation des pesticides dans de nombreux pays. L'omission est particulièrement notable dans le cas de l'Argentine et du Brésil, où les plantes Roundup Ready, en particulier le soja, sont si largement cultivées.
Les données britanniques et américaines montrent que les agriculteurs ont appliqué de plus en plus de glyphosate pour leurs cultures principales au cours des vingt-cinq dernières années. Et il est probable que presque tous les agriculteurs des pays développés contrôlent les mauvaises herbes chimiquement, et peu probable qu'ils cesseront de le faire. Mais l'application de plus de glyphosate ne signifie pas nécessairement augmenter la charge chimique pour le contrôle des mauvaises herbes. Au Royaume-Uni, le poids total des herbicides utilisés pour les cultures arables dans leur ensemble, et pour les céréales en particulier, a en fait diminué depuis 1990. Aux États-Unis, en revanche, l'utilisation d'herbicides a augmenté pour le blé [ma note : il n'y a pas de blé GM]. Les herbicides ne sont cependant pas homogènes ; leur impact sur l'environnement varie et toute évaluation de leurs effets doit en tenir compte.
La controverse sur la sécurité du glyphosate a été relancée par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC). En mars 2015, le CIRC a publié un classement en 2A pour le glyphosate : « probablement cancérogène pour l'homme ». Ce classement a reçu une attention critique considérable de la part des chercheurs et des commentateurs, ainsi qu'une grande publicité dans les médias.
Le CIRC, les scientifiques du CIRC et l'étude elle-même sont impliqués dans une controverse. La semaine dernière, il a été révélé que le scientifique qui a guidé le processus du CIRC est à la solde de plaideurs qui font la chasse aux ambulances et gèrent des actions collectives alléguant que le glyphosate cause le cancer – une affirmation qui repose presque entièrement sur la crédibilité de la détermination du CIRC. Christopher Portier a été payé au moins 160.000 $ en tant que consultant pour les avocats – et a caché pendant de nombreux mois son conflit d'intérêts, notamment lors de présentations aux parlementaires européens chargés de décider de renouveler la licence du glyphosate en Europe.
La controverse du CIRC a pris une autre tournure troublante la semaine dernière lorsqu'une enquête de Reuters [notre article ici] a révélé que dans au moins 10 cas, le texte du projet de monographie du CIRC a été modifié s'agissant de constatations « non cancérogènes ». Dans chaque cas, une conclusion négative sur le caractère tumorigène du glyphosate a été supprimée ou remplacée par une réponse neutre ou positive. Reuters a été incapable de déterminer qui a fait les changements avant la publication du rapport final.
Les critiques portant sur la substance des conclusions du CIRC comportent deux volets principaux. Le premier est que, même selon ses propres termes, le CIRC n'a pas toujours évalué de façon satisfaisante la valeur probante des nombreuses études qui étaient à sa disposition. L'autre, sans doute plus pertinent, est lié à la distinction importante mais subtile entre danger et risque. Le « risque » prend en compte la dose, mais pas le « danger ». L'approche suivie par le CIRC l'amène à évaluer les dangers de différents aspects de la vie. Ainsi, par exemple, la lumière du soleil est classée par le CIRC comme cancérogène de classe 1 : « cancérogène pour l'homme » (et donc plus dangereux que le glyphosate). Bien sûr, une exposition prolongée au soleil peut être dangereuse, mais une certaine exposition est nécessaire en termes d'apport en vitamine D. Un problème similaire se pose avec le glyphosate – il peut être dangereux à des doses extrêmes, mais les preuves fournies par les organismes de réglementation indiquent qu'il n'est pas dangereux s'il est utilisé conformément aux instructions des fabricants d'herbicides concernant la dilution et la protection. En d'autres termes, les éléments de preuve indiquent que les risques associés au glyphosate sont faibles une fois les expositions typiques prises en compte. Cela soulève la question de savoir si l'approche du CIRC est adaptée à la finalité compte tenu de la propension des médias à s'emparer des alertes au cancer chaque fois qu'ils le peuvent.
La distinction entre danger et risque a été clairement et largement expliquée par les scientifiques depuis la publication de la monographie du CIRC, mais elle est délibérément ignorée par certains groupes verts. Ainsi, nous voyons Greenpeace proclamer que : « Le tueur de mauvaises herbes super-populaire de Monsanto, le Roundup, cause probablement le cancer ! », dans le cadre d'une campagne pour le faire interdire. Mis à part la fausse représentation du risque, ce slogan ignore : (i) que le glyphosate se trouve dans de nombreux produits ; (ii) que de nombreux agriculteurs du monde développé utilisent des herbicides et que, si le glyphosate est interdit, ils se tourneront probablement vers d'autres herbicides qui sont sans doute plus nuisibles à l'environnement ; (iii) que les agriculteurs pourraient se fier davantage aux labours et à d'autres pratiques qui ont aussi des conséquences indésirables en termes de libération de carbone ; et (iv) que les agriculteurs des pays pauvres pourraient être dissuadés d'utiliser un herbicide relativement bénin et ainsi perdre une opportunité si nécessaire – idéalement dans le contexte d'une gestion intégrée des mauvaises herbes – pour augmenter le rendement de leurs cultures.
Une autre difficulté avec la classification du CIRC est qu'elle a conduit à des différends entre lui et les organismes de réglementation en Europe et en Amérique du Nord. En Europe, l'Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) est l'organisme chargé d'évaluer les risques pour la santé liés aux pesticides. Elle désigne une organisation de l'un des États membres de l'UE pour effectuer l'évaluation de base et, pour le glyphosate, il s'agissait du BfR allemand (Institut Fédéral d'Évaluation des Risques). Le BfR a mis l'accent sur le risque plutôt que sur le danger et l'EFSA a conclu que « le glyphosate est peu susceptible de présenter un danger cancérogène [unlikely to pose a carcinogenic hazard] pour les humains et les preuves ne corroborent pas son potentiel cancérogène selon le règlement (CE) N° 1272/2008 ». Même l'Agence Européenne des Produits Chimiques (EchA) – qui évalue le danger et non le risque – a conclu que les preuves ne répondaient pas aux critères de classification du glyphosate comme cancérogène. Aux États-Unis, l'Agence de Protection de l'Environnement (EPA) a conclu que la catégorie ayant le plus fort soutien est « n'est pas susceptible d'être cancérogène pour l'homme à des doses pertinentes pour l'évaluation des risques pour la santé humaine ».
Il y a eu de nombreux articles scientifiques sur les effets du glyphosate sur la santé humaine ; le rapport du CIRC de 2016 contenait des références à plus de 150 articles ayant le mot « glyphosate » ou « Roundup » dans le titre. De plus, il y a plusieurs rapports sur les résidus de glyphosate dans les aliments, le lait maternel et l'urine, généralement financés par des groupes de pression (Moms Across America, Food Democracy Now...), dont les fondements scientifiques sont plutôt déraisonnables, qui sont plutôt légers sur les détails procéduraux et méthodologiques et qui semblent avoir été conçus autant pour effrayer les gens que pour les informer.
Il y a cependant un groupe de recherche – le CRIIGEN à l'Université de Caen, en France, avec le Professeur Gilles-Éric Séralini comme chercheur principal – qui a été particulièrement actif dans ce domaine au cours de la dernière décennie.
(Source)
Il y a beaucoup de lacunes statistiques dans les documents du CRIIGEN, mais pour résumer : ils ignorent les questions fondamentales de l'inférence statistique, y compris l'importance du regroupement chez les animaux expérimentaux ; ils ne sont pas transparents dans leur discussion sur la sélection et les données manquantes ; ils éludent les questions de dose-réponse et utilisent des méthodes statistiques obscures pour obscurcir plutôt qu'éclairer. Malgré ces fragilités, les recherches de Séralini sont encore largement et positivement référencées par les groupes et les politiciens verts, par exemple Corinne Lepage, ancienne ministre française de l'environnement.
Conclusion
Bien que la preuve actuelle contre le glyphosate, en particulier s'agissant de ses effets sur la santé humaine, soit faible, il y a des questions qui doivent être maintenues à l'étude et pour lesquelles d'autres investigations sont justifiées. Les préoccupations concernant l'émergence de mauvaises herbes résistantes au glyphosate sont bien fondées, bien que la résistance à tout herbicide se produise s'il est surutilisé. Et les pesticides de toutes sortes, y compris ceux utilisés par les producteurs bio, comportent un élément de risque pour l'environnement en général, risque qui doit être surveillé et réévalué à mesure que de nouvelles preuves apparaissent. De plus, il y a une méfiance compréhensible à l'égard des motivations des grandes entreprises agroalimentaires s'agissant de leurs stratégies de commercialisation et de la mesure dans laquelle elles occultent des preuves sur les effets environnementaux de leurs produits. Il ne fait aucun doute que le Roundup, en combinaison avec des cultures RR comme le maïs et le soja, a généré des profits énormes pour Monsanto. Et si le projet de prise de contrôle de Monsanto par le géant allemand de la chimie Bayer va de l'avant, alors il est légitime de craindre que les approvisionnements alimentaires mondiaux ne se concentrent, indirectement, sur quelques sociétés mondiales.
Malheureusement, les politiciens verts, en particulier le groupe des Verts au Parlement Européen, et les groupes de pression verts internationaux sont trop facilement attirés par leurs obsessions des Grands Satans, de Monsanto et des OGM, au lieu d'évaluer l'état des preuves contre le glyphosate et les coûts économiques et sociaux s'il devait être interdit. Il y a des pratiques agricoles sans doute beaucoup plus importantes qui doivent être abordées si on veut qu'un monde de neuf milliards ou plus de personnes puisse se nourrir – la dégradation des sols, l'utilisation d'autant de terres pour les cultures nourrissant les animaux et le développement des cultures robustes face aux changements climatiques, pour en nommer quelques-unes. Un exemple particulièrement flagrant d'efforts déplacés est le récent « Tribunal Monsanto », essentiellement un procès-spectacle dans lequel Monsanto était accusé d'écocide, où les juges étaient nommés par l'accusation, où une partie des preuves consistait en anecdotes douteuses par des personnes qui prétendaient être tombées malades après avoir été exposées au glyphosate, et où aucun contre-interrogatoire par la défense n'a été autorisé. Le jugement publié montre un manque consternant de compréhension de la distinction entre danger et risque. Le professeur Séralini et Corinne Lepage étaient tous deux membres du groupe de direction pour cet événement. Les scientifiques et les juristes qui y ont participé auraient sûrement pu trouver une meilleure utilisation de leur temps ; et les groupes verts qui l'ont financé auraient pu utiliser leur argent de façon plus judicieuse.
Nous avons besoin de bonnes données et d'études bien conçues et analysées sur l'utilisation et les effets des herbicides et autres pesticides. Et ces données devraient être produites et rendues publiques de manière transparente. Cela vaut autant pour les entreprises multinationales que pour les chercheurs universitaires. Nous avons également besoin d'un débat plus honnête sur les coûts et les avantages des herbicides comme le glyphosate, et nous devons endiguer la vague de désinformation. À une époque où les préoccupations environnementales sont si pressantes et où la valeur des preuves et de l'expertise est constamment mise à mal, on peut raisonnablement espérer que les groupes verts et les journalistes examinent leurs propres rôles dans la conduite des débats publics de ce genre.
_______________
Ian Plewis est professeur émérite de statistiques sociales à l'Université de Manchester.
Cet article est fondé sur un article plus long paru dans la revue Radical Statistics en septembre 2017. L'article peut être obtenu sur demande.