Le fiasco des néonics à Bruxelles : dernières nouvelles
(Source : Association Canadienne du Commerce des Semences)
Les néonicotinoïdes sont des insecticides efficaces. On les dit « puissants », car ils agissent à très faible dose – cela permet d'embrouiller le public qui voit facilement dans cet adjectif une menace. Ils sont aussi systémiques : ils sont absorbés par la plante et migrent dans toutes ses parties, ce qui confère à la plante une protection totale – de surcroît durable – contre les insectes cibles.
Ainsi, une centaine de grammes d'imidaclopride suffit pour traiter les semences nécessaires pour semer un hectare de céréales et protéger les plantes contre les pucerons et, par voie de conséquence, une redoutable maladie virale, la jaunisse nanisante de l'orge. L'agriculteur est libéré du souci des traitements en cours de culture, qui doivent être effectués au bon moment, et l'environnement bénéficie d'une absence de traitements aériens.
Mais toute médaille a son revers. Les néonicotinoïdes sont dangereux pour les abeilles.
Ils ont fait l'objet de formidables campagnes de dénigrement de la part de l'altermonde ; comme nous l'avons relaté sur ce site, la France a décidé, dans le cadre de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, de les interdire à l'échéance du 1er septembre 2018, avec une possibilité de dérogations ciblées parfaitement factice. Dangereux pour les abeilles ? Nous sommes confrontés – surtout au niveau européen – à l'éternel problème de la différence entre le danger et le risque.
Rappel : risque = danger x exposition ; et on peut agir sur l'exposition.
Mais pour l'altermonde, il faut interdire dès qu'il y a danger (et la constatation d'un danger est souvent inéluctable, car il suffit de forcer la dose) ; pour les producteurs et les utilisateurs (anciens utilisateurs), ainsi que pour les apiculteurs de certaines régions du monde, les néonicotinoïdes ne présentent pas de risques, ou pas de risque inacceptable, lorsqu'ils sont utilisés selon les préconisations ; au contraire même, les abeilles bénéficient de la réduction voire de la suppression des traitements aériens avec des produits nocifs pour elles.
Deux études d'équipes françaises menées par M. Mickaël Henry illustrent le phénomène. Dans la première, de 2012, « A Common Pesticide Decreases Foraging Success and Survival in Honey Bees » (un pesticide commun diminue le succès du butinage et la survie chez les abeilles) a été largement médiatisée et exploitée politiquement. En résumé, et de manière imagée, on a fait boire une bouteille de whisky cul sec à des individus, on les a mis dans des lieux inconnus, et on leur a demandé de retourner chez eux. Le communiqué de presse de l'INRA n'est plus disponible, mais on peut le retrouver sur le site du CNRS.
Les études ont été menées sur des abeilles munies de puces RFID.
Cette étude a été très largement démolie, y compris par l'EFSA. M. Marcel Kuntz s'était notamment interrogé sur le site de l'AFIS : « Les abeilles, victimes de la course à l’audimat scientifique ? » Dans la Gazette de l'AFIA No 15, M. Guy Waksman écrivait : « Sur la dose de produits absorbée par les abeilles, je crains un effet "Séralini" ». C'était en fait pire : il est apparu à la vérification des données d'expérience qu'il y avait eu un surdosage de 30 % par rapport à l'objectif de l'essai. La quantité de thiaméthoxame administrée était aussi très élevées et ne se trouverait que très exceptionnellement en conditions réelles. Très largement démolie, l'étude ? Elle avait joué son rôle politique...
La deuxième, « Reconciling laboratory and field assessments of neonicotinoid toxicity to honeybees », a aussi fait l'objet d'une couverture médiatique, certes moins importante (ici sur la Croix... rien dans le Monde ; communiqué de presse de l'INRA ici). Mais les politiques se sont empressés de l'ignorer... non conforme aux objectifs politiques. En bref, les butineuses sont toujours victimes de désorientation, mais la ruche s'adapterait en privilégiant le renouvellement des ouvrières (on peut trouver cela fort curieux...). Notons cependant le début du résumé :
« Les gouvernements européens ont interdit l'utilisation de trois pesticides néonicotinoïdes communs en raison de risques insuffisamment identifiés pour les abeilles. Cette décision politique est controversée compte tenu de l'absence de cohérence claire entre les évaluations de la toxicité de ces substances en laboratoire et sur le terrain. Bien que les essais en laboratoire rapportent des effets délétères chez les abeilles domestiques à des niveaux de traces, les études de terrain ne révèlent aucune diminution de la performance des colonies d'abeilles domestiques à proximité des champs traités. Ici, nous fournissons le lien manquant, en montrant que les abeilles individuelles disparaissent effectivement près des champs traités avec du thiaméthoxame à un rythme plus rapide, mais que l'impact est tamponné par la réponse de la régulation démographique des colonies. »
M.David Zaruk a extrait les points saillants de l'étude du Centre Commun de Recherche (CCR). Ses montages sont reproduits ici. Ce seront des images de grande taille pour la lisibilité.
L'Union Européenne – en fait la Commission après un vote des États membres n'ayant pas dégagé de majorité qualifiée (communiqué de presse ici) – a instauré un moratoire à compter du 1er décembre 2013 sur l'utilisation de la clothianidine, de l'imidaclopride et du thiaméthoxame pour le traitement des semences, le traitement des sols (granulés) et les applications foliaires sur les plantes attirant les abeilles (pour quelques péripéties de cette décision, voir ici).
Le règlement d'exécution dont il s'agit a été fondé sur des travaux de l'EFSA fortement critiqués, notamment en ce qui concerne le recours à un projet – projet signifiant : texte non adopté – de document d’orientation concernant l’évaluation des risques associés aux produits phytopharmaceutiques pour les abeilles (guidance document on the risk assessment of plant protection products on bees), publié en mai 2012.
Nous avons abondamment traité de ce document sur ce site (la dernière version, de juillet 2013, est ici, communiqué de presse ici) : il a été élaboré à l'EFSA dans des conditions extrêmement douteuses et n'a toujours pas été formellement adopté par les Etats membres. Et il prévoit des conditions de validation des essais sur le terrain qui font que de tels essais ne pourront jamais être pris en compte (voir notamment ici et ici). Cela nous ramène au résumé du deuxième article de Mickaël Henry et al : « ...les essais en laboratoire rapportent des effets délétères chez les abeilles domestiques à des niveaux de traces, les études de terrain ne révèlent aucune diminution de la performance des colonies d'abeilles domestiques à proximité des champs traités. »
Le règlement prévoit – dans les considérants, chienlit législative oblige, ou plus vraisemblablement manœuvre subtile – que :
« Dans les deux ans à compter de la date d’entrée en vigueur du présent règlement, la Commission entamera dans un délai raisonnable un examen des nouvelles informations scientifiques qu’elle aura reçues. »
La Commission a pris son temps, tout comme les États membres. La dernière proposition a « fuité » (article de Politico ici).
En bref, la Commission a proposé de restreindre les usages de la clothianidine, de l'imidaclopride et du thiaméthoxame aux seules cultures en serre, lorsque les plantes ne sont pas repiquées en plein air.
Les opposants aux pesticides sont, à la fois, ravis et déçus : ils exigent bien évidemment une interdiction complète.
Mais soyons réalistes : ce qui resterait de marché pour ces substances signifie en pratique leur arrêt de mort dans l'Union Européenne.
Il est difficile de savoir si la fuite a sa source dans la Commission elle-même ou dans la délégation d'un État membre. Selon un journaliste qui paraît bien informé, ce serait la Commission (voir ci-dessous).
M. Jean-Claude Juncker a exprimé son déplaisir selon un article de Politico qui rapporte aussi qu'il dit être : « l'ami des abeilles le mieux connu du Luxembourg », et : « l'homme des abeilles … Je veux les protéger ».
La fuite est un problème sérieux de dysfonctionnement de la procédure de décision. Elle a permis les premières manœuvres pour influencer le résultat, dans un sens ou dans un autre. Et ce n'est pas fini...
Mais les déclarations de M. Juncker posent aussi problème dans le climat actuel de guérilla décisionnelle. Peut-il apparaître comme objectif après ces déclarations ? En tout cas, cela ne nous semble pas correspondre à la sagesse politique.
La proposition de la Commission se fonde sur les travaux de l'EFSA. Celle-ci a publié ses conclusions en novembre 2016 (ici pour la clothianidine, ici pour l'imidaclopride). Pour le thiaméthoxame, le demandeur a fourni des informations complémentaires jugées insuffisantes, et la Commission « a conclu que l'utilisation du thiamétoxame doit être restreinte encore davantage » (notre traduction).
S'agissant des deux premières substances actives, l'EFSA avait identifié un certain nombre de « risques élevés » ou « ne pouvait pas exclure un risque élevé » lorsque les données étaient jugées insuffisantes.
Il faut souligner à ce stade que l'EFSA est une agence d'évaluation des risques et qu'il appartient à des gestionnaires des risques – en l'occurrence les États membres dans le cadre des procédures de comitologie européennes – de prendre des décisions sur les mesures à prendre. La palette des mesures disponibles ne se limite pas à l'interdiction pure et simple ; et une mesure peut avoir des effets collatéraux (par exemple le remplacement de la substance interdite par d'autres, bien plus préoccupantes...).
Toutefois, la nouvelle évaluation a été conduite sur la base du document d'orientation de l'EFSA pour l'évaluation des risques des produits de protection des plantes pour les abeilles, toujours pas adopté.
Il se trouve que le directeur exécutif de l'EFSA, M. Bernhard Url, a été invité par la Commission de l'Agriculture et du Développement Rural le 11 avril 2017. Il y a indiqué que l'EFSA utilise ce document à la demande de la Commission pour un nouveau travail d'évaluation.
Voici, en traduction (la nôtre), la déclaration de M. Url (à partir de 1:15) :
« Nous savons tous qu'il y a eu une interdiction en 2013, et la Commission nous a demandé de collecter des données supplémentaires – dites "données de confirmation" – et nous avons publié des rapports à l'automne 2016 sur les données de confirmation pour trois néonicotinoïdes.
Ce que nous faisons maintenant est une nouvelle évaluation complète de tous les usages des néonicotinoïdes, et cela sera publié en novembre 2017. Il y aura une nouvelle conclusion sur les risques des néonicotinoïdes pour tous les usages en Europe.
Il y avait aussi la question du document d'orientation pour les abeilles. Utilisons-nous ce document d'orientation pour les abeilles que nous avons établi en 2012, que nous avons discuté avec les États membres en 2013 et 2014, qui n'est toujours pas entièrement accepté, adopté, par le Comité permanent parce que certains États membres ont toujours des réserves ? Mais pour les néonicotinoïdes, nous utilisons ce nouveau document d'orientation à la demande de la Commission. C'est donc fondé sur le nouveau document d'orientation. »
Si le projet de nouveau règlement d'exécution de la Commission devait être adopté, Bayer et Syngenta engageront sans nul doute de nouvelles procédures devant la Cour de Justice de l'Union Européenne.
Le règlement actuellement en vigueur a déjà été contesté (affaire T-429/13, recours introduit le 19 août 2013, Bayer CropScience / Commission et affaire T-451/13, recours introduit le 14 août 2013, Syngenta Crop Protection e.a. / Commission).
Il est utile de citer en intégralité le résumé des moyens invoqués par Syngenta (AESA = EFSA, TMX = thiaméthoxame) :
« Premier moyen en vertu duquel le règlement litigieux a, en ce qui concerne le TMX, imposé des restrictions dépourvues de fondement scientifique, en l’absence de procès équitable, en violation des articles 4, 12, paragraphe 2, 21 et 49 ainsi que de l’annexe II du règlement n° 1107/20091 et en méconnaissance des principes de sécurité juridique et des droits de la défense. En particulier, l’examen de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (ci-après l’"AESA") et les restrictions ensuite imposées ne sont fondés sur aucune preuve scientifique nouvelle indiquant un risque; ils ont négligé des quantités significatives d’éléments scientifiques, contiennent des erreurs matérielles en ce qui concerne des paramètres essentiels, et ne reposent sur aucune méthodologie conventionnelle d’évaluation des risques. De plus, l’AESA n’a identifié aucun risque pour la survie des colonies d’abeilles ou d’effets sublétaux et elle n’a présenté aucune conclusion négative fondée sur de véritables études au champ. Le processus d’examen et d’adoption des mesures restrictives a été précipité dans la mesure où l’examen scientifique n’a pas pu être effectué de manière approfondie et où les parties intéressés ne se sont vues offrir aucune opportunité adéquate de participation.
Deuxième moyen, en vertu duquel le règlement litigieux impose des restrictions disproportionnées et discriminatoires sur le TMX, sur le fondement d’un risque purement hypothétique et en l’absence d’évaluation scientifique complète et de toute étude d’impact, en violation du principe de précaution et du principe de proportionnalité.
Troisième moyen, en vertu duquel le règlement litigieux a été adopté en violation du principe de bonne administration et de l’obligation de diligence, en conséquence d’un mandat déraisonnable confié à l’AESA et à l’issue d’une procédure précipitée qui n’a pas permis aux parties intéressées de participer de manière adéquate, qui n’a pas tenu compte des éléments scientifiques pertinents, et en l’absence de toute étude d’impact. »
Certains observateurs prédisent que la Commission va perdre sur cette interdiction de 2013. Le temps judiciaire ne correspondant pas au temps législatif et administratif, il est possible que l'annulation du Règlement d'exécution (UE) No 485/2013 de la Commission du 24 mai 2013, si elle est ordonnée, n'aura pas d'effet pratique si celui-ci aura été remplacé par le règlement actuellement en chantier (et plus restrictif encore).
Mais cette discordance temporelle a gêné la Commission. Celle-ci avait en effet demandé une étude à son Centre Commun de Recherche (CCR – JRC, Joint Research Centre). Et elle n'est pas très bonne pour les décisions de la Commission, surtout pas dans le contexte des deux recours pendants devant la CJUE...
Alors, il aurait été décidé de ne pas le publier (article original dans the Times du 17 avril 2017 (enregistrement requis), texte apparemment complet ici, l'essentiel est aussi ici) ! Qu'a écrit M. Mark Ridley ?
« Qu'a décidé de faire la Commission en réponse à l'information selon laquelle sa politique a été mauvaise pour la faune ? Étouffer le rapport du CCR et, bien sûr, persister. Elle refuse de publier le rapport et a dit au CCR (à ce que j'entends) que le Centre devra le publier lui-même dans une revue, ce qui prendra des mois et, de manière cruciale, retardera la publication au-delà de la date à laquelle une procédure de recours contre l'interdiction sera conclue devant la Cour de Justice de l'Union Européenne. La commission craint de perdre, donc elle a fait fuiter vers les journalistes amis du Guardian et de Politico (via l'activiste Pesticide Action Network) qu'elle a l'intention de proposer une interdiction complète des néonics, sauf dans les serres. »
Mais une épure de ce rapport du CCR a aussi « fuité ».
Et le CCR a présenté son rapport à l'aide d'un Powerpoint dans un événement organisé au Parlement Européen le 11 janvier 2017 à l'invitation du député Richard Ashworth. La présentation a été mise en ligne, par exemple ici.
Il faut certes prendre ces deux documents avec prudence, d'autant plus qu'ils sont fondés sur trois campagnes seulement (deux avant, une après l'interdiction des néonicotinoïdes), qu'ils reposent en partie sur les dires des agriculteurs et qu'on n'a pas étudié spécifiquement l'impact sur les abeilles.
Une conclusion générale est néanmoins que la gestion des ravageurs est plus coûteuse et plus chronophage, que les traitements des semences de substitution sont moins efficaces, que la pression des ravageurs augmente et que « l'incidence sur les insectes bénéfiques n'est pas affectée » – ce qui doit signifier pour le moins que l'interdiction des néonicotinoïdes n'a pas eu l'effet escompté.
Le résumé selon le CCR de l'expérience de producteurs de maïs français du Sud-Ouest.
Le même jour (11 janvier 2017), un consortium d'organisations du monde de l'agriculture productive a présenté un autre rapport, « Banning neonicotinoids in the European Union – An ex-post assessment of the economic and environmental costs » (interdiction des néonicotinoïdes dans l'Union Européenne – une étude ex post des coûts économiques et environnementaux), de HFFA Research GmBH (auteur principal : Steffen Noleppa). Cette étude, limitée au colza et financée par Bayer et Syngenta, estime notamment la perte de production de colza à 912.000 tonnes (la production de la Roumanie – ou le défrichage de 333.000 hectares de forêts tropicales si le colza était remplacé par l'huile de palme) et la perte économique à 900 millions d'euros (rapport ici, FAQ ici, infographie ici, un résumé ici).
Greenpeace n'a pas été en reste ! Le 12 janvier 2017, cette entreprise incorporée sous forme de stichting dans le paradis fiscal pour fondations néerlandais, a publié « The Environmental Risks of Neonicotinoid Pesticides: a review of the evidence post-2013 » (les risques environnementaux des pesticides néonicotinoïdes : une analyse des éléments de preuves post-2013). On imagine sans peine le contenu...
Mais ce document est ravageur à un autre titre : les auteurs en sont MM. Thomas Wood et Dave Goulson, de l'Université du Sussex.
Dave Goulson ? Un grand pourfendeur de scientifiques affligés d'un conflit d'intérêts pour cause de coopération avec la méchante industrie...
Dave Goulson ? Asticoté, il a senti le besoin de s'expliquer sur son blog. Un très grand moment de jésuitisme ! Mais contentons-nous d'analyser la première phrase :
« La raison pour laquelle nous avons compilé cette évaluation est que, en 2013, [l'EFSA] a publié une série de rapports sur trois néonicotinoïdes (imidaclopride, thiaméthoxame et clothianidine) qui ont conclu que ces produits chimiques représentent un "risque inacceptable pour les abeilles". »
La vraie raison a bien sûr été d'alimenter l'activisme anti-pesticides, et surtout anti-néonicotinoïdes, de M. Goulson et de contribuer à celui de Greenpeace. Illustration : la citation des rapports de l'EFSA est pure invention ; le mot « unacceptable » n'y figure pas...
Un apiculteur de l'Alberta, où les néonicotinoïdes sont largement employés sur canola (source -- avec deux liens).