Un article alter-scientifique sur les conflits d'intérêts... pour convaincre, écrivez « conflit d'intérêts » (2) !
Deuxième partie
Dans le premier billet, nous avons examiné le mode opératoire du dernier article de Thomas Guillemaud, Eric Lombaert et Denis Bourguet, « Conflicts of Interest in GM Bt Crop Efficacy and Durability Studies » (conflits d'intérêts dans les études sur l'efficacité et la durabilité des plantes GM Bt).
Nous avons noté avec stupeur l'absence de déclaration sur les conflits d'intérêts dans le texte principal. Cette déclaration – d'absence – a été reléguée dans une page annexe. Elle suscite bien des interrogations – y compris en ce qui concerne la politique de leur organisme d'affiliation, l'INRA, dans la mesure où cette étude ne relève pas vraiment du domaine de compétence des auteurs et fleure bon le violon d'Ingres – lire sans nul doute : le militantisme.
Sur le fond, la démarche méthodologique est fautive, les étapes logiques ne s'étant pas déroulées dans le bon ordre.
On assiste dès le stade du classement en « favorable », « neutre » ou « défavorable » à une dérive sémantique et conceptuelle en ce que cela s'est fait par rapport « ...aux intérêts financiers d'au moins une entreprise de plantes GM ». Les critères de décision ne sont ni cohérents, ni linéaires ; ils ont donné lieu à de grandes incertitudes. Quelle valeur attribuer aux conclusions lorsqu'il y a eu des hésitations ou des classements différents par deux auteurs (le troisième n'ayant pas participé à cet exercice... on se demande pourquoi) pour quelque 30 % des articles examinés ?
De même, les critères pour la séparation entre articles traitant de l'efficacité du Bt et articles traitant de la durabilité sont hétérogènes et incohérents. À nouveau, les auteurs ont rencontré des difficultés pour quelque 30 % des articles examinés.
Les articles scientifiques sont, en quelque sorte, marqués du sceau de l'infamie du conflit d'intérêts dès lors qu'un auteur travaillait pour une entreprise produisant des OGM (« COI d'affiliation »), ou qu'il y avait un financement, même partiel, d'une entreprise produisant des OGM (« COI de financement »).
Enfin, la définition de l'« auteur principal » (« leading author ») est parfaitement loufoque.
Rappel : les résultats
Voici, à nouveau, les chiffres bruts :
|
Favorable |
Neutre |
Défavorable |
Total |
Efficacité |
|
|
|
|
Pas de COI |
57 |
31 |
17 |
105 |
COI |
81 |
27 |
9 |
117 |
Indéterminé |
33 |
16 |
9 |
58 |
Total |
171 |
74 |
35 |
280 |
|
|
|
|
|
Durabilité |
|
|
|
|
Pas de COI |
69 |
93 |
83 |
245 |
COI |
42 |
40 |
30 |
112 |
Indéterminé |
6 |
12 |
17 |
35 |
Total |
117 |
145 |
130 |
392 |
|
|
|
|
|
Grand total |
288 |
219 |
165 |
672 |
L'abus du « conflit d'intérêts » est nocif pour la crédibilité
La recherche d'entreprise ou en collaboration avec les entreprises. – Avant d'en arriver aux chiffres avancés par les auteurs, il convient de revenir sur la notion d'« intérêts financiers d'au moins une entreprise de plantes GM ». Les auteurs ont manifestement succombé à la vision anticapitaliste (par euphémisme : « altermondialiste ») qui veut que les entreprises – particulièrement les multinationales honnies – ne sont motivées que par le profit, et singulièrement le profit à court terme. C'est tout simplement oublier que leurs clients – les agriculteurs – ne sont pas idiots ; qu'ils cherchent des solutions éprouvées à leurs problèmes ; qu'eux-mêmes et les services de recherche appliquée et de vulgarisation sont à même de tester l'efficacité des solutions ; et que les « semenciers » n'ont aucun intérêt à mentir, ni à se mentir.
Les auteurs auraient pu écrire, par exemple, « favorable à la technologie Bt » sans nuire à la qualité scientifique de leur propos. Mais la neutralité rédactionnelle n'est pas favorable à l'instrumentalisation par le monde anti-OGM et antisystème...
D'autre part, les grandes entreprises ont mis en place de formidables capacités de recherche sur les OGM. Le budget R&D de Monsanto s'est élevé à quelque 1,5 milliard de dollars en 2016. C'est quasiment le double du budget de l'INRA (881,57 millions d'euros de dépenses en 2015) – dont une partie est utilisée pour des « études » comme celle examinée ici... Qu'il y ait des collaborations entre recherche publique et recherche privée est une démarche à la fois indispensable et souhaitable.
Le budget de la R&D de Monsanto en millions de dollars EU (Source)
Et – disons le tout net – stigmatiser ces collaborations en les affublant – par principe et sans nuance – de la notion de conflit d'intérêts est irresponsable.
Les auteurs ont certes pris soin de ne pas s'aventurer trop loin avec leurs constatations chiffrées, et même de mettre quelques caveat. Mais il ne faut pas être dupe : par leurs choix sémantiques, ils ont – nous pensons, sciemment – ouvert la voie à des interprétations abusives.
La recherche académique. – Si on tient à scruter la recherche menée par l'industrie, une démarche intellectuelle honnête exigerait aussi de se pencher sur les travaux menés exclusivement dans le cadre de la sphère publique. N'est-elle pas aussi affligée ou susceptible d'être affligée de conflits d'intérêts – d'un « ensemble de circonstances qui créent un risque que le jugement professionnel ou les actions concernant un intérêt principal soient indûment influencés par un intérêt secondaire » ?
Quel est l'intérêt – principal ou secondaire – d'un chercheur d'un institut de recherche agronomique d'un pays ayant une politique affichée d'opposition aux OGM ; d'un institut dont la direction affiche une attitude hostile aux OGM ou réservée, par idéologie ou nécessité (les financements étant tributaires de l'orientation idéologique de la production scientifique) ; d'un institut dont le gouvernement peut même demander qu'il produise des arguments « scientifiques » pour alimenter un débat politique ou conforter une certaine vision, teintée d'idéologie, de ce que doit être l'agriculture ? Manifestement, la production scientifique est en partie régie par les financements en cours, les perspectives de financements futurs, et aussi les perspectives de carrière des chercheurs.
Les auteurs se sont employés à « démontrer » que la recherche en matière d'OGM est minée par les conflits d'intérêts, en nombre impressionnant, produisant un biais en faveur des intérêts industriels (les agriculteurs et la société étant superbement oubliés...).
Mais – en admettant pour les seuls besoins du raisonnement que les faits soient établis – on peut aborder ces faits sous un autre angle : ce qui semble être un excès de résultats favorables à l'industrie quand celle-ci est impliquée dans la recherche, n'est-il pas, en fait, un excès de résultats défavorables produits par la recherche académique ?
Bien évidemment, c'est là une hypothèse que la science militante, et encore moins l'alterscience, ne testeront pas.
On peut poursuivre le raisonnement : l'intérêt des chercheurs d'entreprise – ainsi que des chercheurs académiques conscients de leurs responsabilités sociétales – est d'instruire honnêtement, de décrire le positif et le négatif, les vraies perspectives. Ceux des chercheurs académiques qui sont dans une tour d'ivoire ou une bulle idéologiques n'ont pas cet intérêt. Dans le pire des cas, ils peuvent contribuer aux campagnes de Greenpeace et d'autres contre le riz doré, par exemple, et la contribution des OGM à la solution de problèmes graves de santé publique, de sécurité alimentaire, etc.
« Une grande fréquence de conflits d'intérêts »...
Sur la base de leurs critères, les auteurs trouvent donc ce qui suit :
-
« ...environ un cinquième (n = 141) des 672 articles avait au moins un auteur d'une entreprise de plantes GM »
-
« Des détails sur le financement ont été fournis par 524 articles dont 29% (n = 153) ont reconnu le soutien financier d'une entreprise de plantes GM. »
-
« En combinant les informations sur les affiliations des auteurs et les déclarations de financement, nous avons pu évaluer la présence ou l'absence de COI pour un total de 579 articles (Tableau 1), dont 40% (n = 229) présentaient des COI. »
C'est là une démarche manifestement abusive. Comme nous l'avons vu dans le billet précédent, il suffit qu'il y ait un auteur parmi beaucoup pour « créditer » l'article d'un conflit d'intérêts et, en pratique, le jeter en pâture à la meute activiste. Il en est de même pour un financement, même partiel, par une entreprise.
Pour les auteurs, il n'est donc de « bonne science », bien propre sur elle, que la recherche menée dans les tours d'ivoire... de l'INRA par exemple.
...vraiment ?
Les auteurs ont produit les graphiques suivants :
Ils ne les ont pas commenté. Faut-il s'en étonner ? Ils mettent en tout cas en perspective leur affirmation que « 40% [des articles] (n = 229) présentaient des COI » ; et fournissent un éclairage sur le projet médiatico-politique.
Les gens raisonnables admettront sans nul doute que la grande majorité des chercheurs sont honnêtes et déclarent leurs conflits d'intérêts quand il y en a. La figure a) montre que ces déclarations sont peu nombreuses (sont-ce du reste des déclarations de conflits ou, par exemple, des formes de remerciements pour des contributions financières ?). La comparaison des figures a) et b) montre en revanche que les auteurs ont défini les conflits d'intérêts de manière très extensive. Il y a de même un bond important entre le nombre de déclarations d'absence de conflit d'intérêts et le nombre trouvé par Guillemaud et al.
Les figures c) et d) peuvent aussi s'interpréter comme décrivant un paysage scientifique qui ne devrait pas inquiéter outre mesure les chasseurs de conflits d'intérêts et les Torquemada de la science dévoyée. De visu, moins de 5 % des études ont été menées exclusivement par des chercheurs de l'industrie ; moins de 5 %, dirigées par de tels chercheurs ; et quelque 5 %, entièrement financées par l'industrie.
Au fait, comment les auteurs arrivent-ils à leurs 40 % d'articles présentant des COI ? Les figures c) et d) suggèrent que, pour y arriver, ils ont intégré dans leur notion de conflit d'intérêts le fait pour une entreprise d'avoir fourni une aide, sans qu'il y ait eu une contribution financière. On trouvera sans nul doute dans cette catégorie des recherches pour lesquelles l'entreprise s'est contentée de fournir les matériels de base. « Créditer » ces recherches d'un conflit d'intérêt est tout simplement choquant.
Et il y a aussi un truc peu reluisant : en mettant au dénominateur le nombre d'articles pour lesquels les auteurs ont pu faire une détermination. Rapporté au nombre total d'articles, le chiffre tombe à 34 %. Mais, pour l'exploitation médiatique, 40 %, c'est mieux que 34 %, n'est-ce pas ?
L'association entre « conflits d'intérêts » et résultats des études
Ici aussi, les auteurs se fondent sur 579 articles, et non 672. Ils ont trouvé que les conflits d'intérêts – selon leur définition extravagante – étaient associés à une probabilité de résultat favorable – selon leur définition qui se rapporte aux intérêts des entreprises productrices d'OGM – de 40 % supérieure à la probabilité s'appliquant aux articles sans conflits d'intérêts.
Dans le détail, selon leur modèle, la présence d'un conflit d'intérêts augmenterait la probabilité d'un résultat favorable de 26 % dans le cas des articles sur l'efficacité et de 50 % dans le cas de ceux sur la durabilité.
Le modèle suggère l'existence de liens directs et indirects entre les résultats et les conflits d'intérêts.
Une « association »... oui, mais encore ?
Nous pouvons passer allègrement sur les fantaisies statistiques pour en arriver au fait. Citons ici le communiqué de presse de l'INRA :
« Les analyses menées ne permettent pas de déterminer si les conflits d'intérêt financiers sont la cause de la plus grande fréquence de conclusions favorables aux intérêts des industries de biotechnologies. Même si l’effet causal des conflits d’intérêt sur les conclusions des publications scientifiques a été démontré dans d’autres domaines (tabac, énergie, pharmacologie), il ne peut être exclu qu’un autre facteur non connu soit la cause à la fois des conflits d’intérêt et des conclusions plus souvent favorables des publications concernant les plantes transgéniques. »
Ce paragraphe comporte deux volets :
-
d'une part, l'admission que ce bel exercice d'analyse ne débouche sur aucune conclusion allant au-delà de la constatation d'une « association » ;
-
d'autre part, une extraordinaire manifestation de mauvaise foi sous la forme d'une référence à un effet causal, prétendument démontré, dans d'autres domaines où règnent la controverse, les polémiques et l'activisme. En d'autres termes, un sophisme du déshonneur par association.
Les auteurs se sont aventuré à émettre des hypothèses. Là aussi, les limites de l'honnêteté intellectuelle, sinon de la bonne foi, sont pulvérisées.
Ainsi,
« ...les auteurs ou les déclarations de financement peuvent être modifiés après que les résultats d'une étude ont été obtenus. Les sociétés de plantes GM peuvent préférer ne pas être listées comme ayant fourni un soutien pour des études menant à des résultats défavorables. »
Ou encore :
« ...les universitaires pourraient être plus enclins à proposer des chercheurs de sociétés de plantes GM en tant que coauteurs pour des publications présentant des résultats favorables aux intérêts de l'entreprise. »
On peut être bref : c'est imputer aux chercheurs académiques des malhonnêtetés et des comportements contraires à la déontologie.
Et on peut être tout aussi bref : les auteurs font ici la preuve de leur militantisme et de leur parti pris.
Mais on peut aussi revenir aux chiffres : pour les études de durabilité, la catégorie « défavorable » représente 34 % du total des études sans COI (83 sur 245) et 26 % des études avec COI (30 sur 112). Est-il raisonnable d'attribuer la différence (certes 25 %) à un comportement manipulateur ?
Les auteurs conjecturent aussi que les entreprises pourraient favoriser les recherches sur l'efficacité plutôt que sur la durabilité, ce qui augmente indirectement la fréquence des résultats favorables pour les documents avec COI. C'est risible : selon les critères utilisés par les auteurs, il y a 117 études avec conflits d'intérêts pour l'efficacité contre 112 pour la durabilité (voir les résultats ci-dessus)
Mais il est vrai que la recherche sans implication de l'industrie s'est davantage penchée sur le volet « durabilité » ; il y a près de 2,5 fois plus d'études sur la durabilité sans COI par rapport à celles avec COI. Là encore, les auteurs émettent des hypothèses extravagantes – sans aucun élément de preuve, ni même d'indication – avant de conclure qu'il faut un examen plus approfondi pour déterminer laquelle de leurs hypothèses est la bonne. En fait, nous semble-t-il, le sujet est bien plus passionnant sur le plan académique et suscite un intérêt auprès de spécialités scientifiques variées. Nous pourrions aussi ajouter : suscite plus d'intérêt pour le militantisme scientifique car il s'agit en grande partie d'études prospectives offrant un créneau pour l'incantatoire et le divinatoire.
Et si on augmentait la focale ?
Puisque les auteurs ont fait l'effort de suggérer certains comportements des entreprises, nous pouvons leur suggérer une autre approche.
L'efficacité du Bt – ou plutôt des Bt – n'est quasiment plus un sujet de recherche valorisant ; il est donc naturel que la recherche académique s'oriente davantage vers la durabilité qui, de surcroît, offre bien plus d'avenues de recherche. Les résultats sont plus contrastés (à la louche une répartition par tiers entre « favorable », « neutre » et « défavorable »). Rien que de très normal : la durabilité d'une solution Bt n'est pas acquise (c'est le lot de la grande majorité des résistances) et les études, essentiellement prospectives, sont très dépendantes des prémisses et des hypothèses. Les études impliquant l'industrie sont plus favorables que les autres ? L'industrie s'intéresse tout particulièrement à l'efficacité des mesures prises pour assurer la durabilité du Bt et, comme elle n'est pas manchote, fait analyser et tester des solutions et des situations dont elle a tout lieu de croire, a priori, qu'elles sont efficaces, donc aboutiront à des résultats favorables.
En d'autres termes, rien que de très naturel ; inutile – sauf dans l'optique d'une utilisation à des fins militantes – d'échafauder de grandes théories.
Mais nous en proposerons tout de même une : des chercheurs, surtout ceux déconnectés des réalités et contingences de l'activité économique, peuvent avoir intérêt à produire des résultats qui appellent d'autres recherches...
En fait nous en proposerons aussi une deuxième: il y a aussi des chercheurs militants, ou des militants chercheurs...
Dans la partie « Limitations de cette étude », les auteurs ont noté ceci :
« Enfin, cette étude n'a porté que sur les COI financiers. Les COI non financiers, également connus sous le nom de COI intrinsèques ou intellectuels – issus d'intérêts personnels, politiques, académiques, idéologiques ou religieux – pourraient également avoir un impact significatif sur les résultats des études de recherche. »
Quels sont les COI intrinsèques ou intellectuels de MM. Guillemaud et Bourguet ?
Quand les auteurs d'un article, sortant de leur domaine de compétence scientifique pour entrer dans celui de la sociologie, « décernent » des « conflits d'intérêts » à 40 % de la production scientifique en matière d'OGM Bt et permettent, sinon contribuent à l'instrumentalisation de l'article, la question est pressante. De même, quelle est la position de l'INRA ?