Petite virée dans le petit monde du Monde Planète (2)
Sus aux perturbateurs endocriniens
Les perturbateurs endocriniens sont un autre sujet de prédilection pour le Monde Planète. Illustration par un article qui mérite une analyse un peu plus détaillée.
Reconnaissons toutefois que d'autres journaux se sont aussi précipités sur le sujet sur la base d'une dépêche de l'AFP (exemple) qui, à l'évidence, a été rédigée sur la base du communiqué de presse et du tapage médiatique organisé par le NYU Langone Medical Center et les auteurs.
Au Monde, c'est M. Stéphane Foucart qui s'y colle, avec ravissement, avec « Perturbateurs endocriniens : un poids énorme sur l’économie américaine ».
« 340 milliards de dollars par an : c’est le coût des dégâts sanitaires provoqués par l’exposition de la population aux substances chimiques déréglant le système hormonal. »
C'était l'entrée en matière... euh... ça se poursuit :
« Environ 340 milliards de dollars (308 milliards d’euros) par an : le chiffre est si faramineux qu’il soulève nécessairement le scepticisme. Pourtant, à en croire l’analyse conduite par des chercheurs américains et publiée mardi 18 octobre dans la revue The Lancet Diabetes and Endocrinology, il ne s’agit pas d’une exagération mais plutôt d’une sous-estimation du coût économique annuel, aux Etats-Unis, des dégâts sanitaires attribuables aux perturbateurs endocriniens (PE), qu’il s’agisse de l’obésité, du diabète, des troubles de la fertilité ou encore des troubles neurocomportementaux. »
L'analyse, dont l'auteur a oublié de donner la référence est : « Exposure to endocrine-disrupting chemicals in the USA: a population-based disease burden and cost analysis » de Teresa M Attina et al.
Nous n'aurons pas la prétention d'analyser plus avant cet article – de toute façon derrière un péage – dont le résumé montre assez clairement qu'il s'agit d'un exercice de très haute voltige :
« Nous avons utilisé des modèles existants pour évaluer les études épidémiologiques et toxicologiques pour parvenir à un consensus sur les probabilités de causalité pour 15 relations exposition-réponse entre les substances et les troubles. Nous avons utilisé les méthodes de Monte Carlo pour produire des gammes de probabilité réalistes pour les coûts pour l'ensemble des relations exposition-réponse, compte tenu des incertitudes [...] »
En fait, le texte de M. Foucart se poursuit :
« ...Une analyse semblable, conduite sur la population européenne, avait conclu à un coût environ deux fois moindre. »
Il est certes expliqué :
« Ces différences importantes entre les Etats-Unis et l’Europe sont principalement dues à des différences de réglementation, qui conduisent à des niveaux d’exposition des populations sensiblement différents pour certaines substances. »
Qui, sérieusement, peut y croire ? L'exposition, par exemple, aux retardateurs de flamme serait-elle à ce point fonction de la réglementation ? Le facteur décisif – pour autant que les liens de cause à effet (pas simplement statistiques) soient établis – devrait être notre environnement, le milieu dans lequel nous vivons, mais y a-t-il des différences d'environnement de nature à expliquer une différence du simple au double entre les deux côtes de l'Atlantique ?
« ... le chiffre est si faramineux qu’il soulève nécessairement le scepticisme ». Visiblement pas chez M. Foucart qui commente imperturbablement dans un texte mis en ligne le 18 octobre 2016, à près d'une heure du matin, un article lui-même mis en ligne le 17 octobre 2016 à une heure indéterminée, mais conforme aux horaires états-uniens. Est-ce bien raisonnable ?
En mars 2015, M. Foucart publiait « Les perturbateurs endocriniens coûtent plus de 150 milliards d’euros par an à l’Europe », sur la base d'un article qui n'était pas encore publié – toujours cette précipitation pour annoncer les « mauvaises » nouvelles qui sont si bonnes pour son militantisme et la ligne éditoriale du Monde Planète... Dans « Estimating Burden and Disease Costs of Exposure to Endocrine-Disrupting Chemicals in the European Union », les auteurs avaient aussi donné une fourchette : une valeur haute de quelque 270 milliards d’euros annuels.
Soit un rapport de 1 à 1,8. En résumé pour ce genre d'étude : ce qui est tout à fait certain, c'est l'énorme incertitude...
M. Foucart aura au moins fait l'effort louable de produire un article qui n'est pas un simple copier-coller. Illustrons nos récriminations contre l'article « scientifique » et le tambourinage médiatique par une citation des copier-coller à partir de la dépêche de l'AFP :
« Aux Etats-Unis, l'exposition aux PBDE [retardateurs de flamme] a, selon eux, entraîné 11 millions de points de quotient intellectuel (QI) perdu et 43.000 cas de retard intellectuel, alors que les pesticides ont abouti à la perte de 1,8 million de points de QI et à 7.500 cas de retard intellectuel.
Selon Teresa Attina, l'un des auteurs de l'étude, chaque point perdu de QI correspond à une réduction d'environ 2% de la productivité, soit une perte de revenus de 20.000 dollars, "ce qui permet d'estimer le coût économique pour la société". »
Une petite multiplication – certes pas à la portée de tous les journalistes – nous apprend que sur les 240 milliards de coût allégué pour la société des retardateurs de flamme, 220 proviennent de la perte de productivité. Quand 20 Minutes, par exemple, titre : « Perturbateurs endocriniens: Un coût annuel de 340 milliards de dollars aux Etats-Unis », ou quand le Monde écrit : « 340 milliards de dollars par an : c’est le coût des dégâts sanitaires... », le lecteur moyen comprend-il que l'essentiel de ce montant est virtuel ?
Il est une autre petite multiplication : si « une réduction d'environ 2% de la productivité » génère « une perte de revenus de 20.000 dollars », le 100 % de la productivité est affiché à 1.000.000.000 (un million) de dollars...
Bisphénol A
L'American Council on Science and Health a produit une première réponse à l'article prétendument scientifique. Elle est signée du Dr Joseph Perrone, scientifique principal du Center for Accountability in Science. La voici en intégralité.
Ce lundi, un article publié par la revue médicale britannique The Lancet Diabetes & Endocrinology a fait des vagues, en affirmant que les substances chimiques perturbant le système endocrinien coûtent 340 milliards de dollars aux États-Unis – plus de deux pour cent de notre PIB. En d'autres termes, les États-Unis perdent l'équivalent de la moitié du budget de la défense du gouvernement fédéral dans les coûts des soins de santé et les pertes de salaires du fait d'une exposition à faible niveau à des substances chimiques dans les objets du quotidien, tels que les plastiques ou les revêtements internes des boîtes de conserve métalliques.
Les chercheurs théorisent que ces substances chimiques peuvent causer des problèmes de santé en interférant avec notre système endocrinien, qui produit des hormones dans notre corps. Mais il n'y a pas que les substances chimiques de synthèse qui peuvent interagir avec le système endocrinien – ces substances peuvent également se trouver naturellement dans les plantes que nous mangeons.
C'est effrayant – des éléments de la vie courante coûtent des milliards à notre pays. Malheureusement, comme beaucoup d'autres études donnant lieu à des manchettes, cet article est fondé sur une science imparfaite.
Dans leur désir de susciter l'attention des médias, de nombreux communiqués de presse vantent les résultats d'études qui reposent sur des échantillons de petite taille, des méthodologies erronées, des sauts illogiques et des hypothèses aventureuses en les qualifiant de "révolutionnaires".
Prenez ce nouvel article. En fixant le coût des perturbateurs endocriniens à 340 milliards de dollars, les chercheurs devaient d'abord supposer que chaque substance chimique qu'ils ont examinée était, en fait, un perturbateur endocrinien, même si ces allégations ne sont pas étayées par la science. Ils devaient également supposer que l'exposition à ces substances causait des problèmes de santé. Cette hypothèse est d'envergure, compte tenu du fait que la plupart des études citées dans l'article ne montrent que de petites corrélations.
De manière plutôt opportune pour eux, les auteurs de l'article ont négligé de détailler les méthodes utilisées pour sélectionner la littérature alimentant leurs allégations relatives à la perturbation du système endocrinien. Comment ont-ils décidé des études à inclure ? Y a-t-il des études qui ne révèlent aucun lien entre les substances chimiques et les effets négatifs sur la santé qui ont été exclues totalement de l'analyse par les auteurs ?
L'une des principales cibles de l'article est le méchant endocrinien favori des médias, le bisphénol A (BPA). Des examens approfondis par plus de huit gouvernements différents ont confirmé que le BPA est sans danger à son niveau d'utilisation actuel. Et cela ne veut pas dire que le BPA n'est pas suffisamment étudié, ou que la science n'est pas encore arrivée au point de dire "Ha ! Ha !". Il y a une vaste bibliothèque d'études, avec plus de 10.000 citations, qui ont examiné son impact et qui sont répertoriées dans le seul PubMed.
Les universités et les organismes fédéraux sont sous une pression constante pour impressionner leurs donateurs (ou les commissions du Congrès qui allouent les crédits) ; il n'est dès lors pas déplacé de spéculer que des données peuvent être "cherry-picked" , sélectionnées, pour répondre à l'hypothèse d'un chercheur.
Faut-il être inquiet au sujet des substances chimiques qui peuvent affecter le système endocrinien en général ? Il est intéressant de noter que la plupart des études sur la perturbation endocrinienne examinent les substances chimiques dans des concentrations à des ordres de grandeur plus élevés que ceux auxquels l'Américain moyen serait exposé. Des revues de la littérature ont trouvé que même les évaluations à "faible dose" emploient des niveaux d'exposition jusqu'à 500 fois supérieurs aux niveaux typiques d'exposition humaine. Bien qu'une telle évaluation soit utile pour déterminer le danger – évaluer si une substance pourrait causer des dommages à un certain niveau – elle ne communique aucune information sur la question de savoir si une substance chimique devrait ou non être une source légitime de préoccupation pour l'individu moyen.
Considérez la différence d'exposition entre la natation dans un bain de mercure et la consommation d'une portion de thon. Alors que le premier vous tuerait probablement, la quantité de mercure dans le poisson est si faible que l'homme moyen pourrait consommer en toute sécurité plusieurs livres de thon par semaine sans s'inquiéter du mercure. Les avantages pour la santé de la consommation de thon l'emportent aussi largement sur le risque infime de l'exposition au mercure.
Nier l'évaluation des risques est un danger pour la communauté de la santé ainsi que le grand public. En supposant que la dose utilisée dans une étude agit de la même manière qu'une faible dose dans une exposition de la vraie vie, nous comparons des pommes et des oranges. Le plus dangereux est peut-être que pointer du doigt un bouc émissaire chimique nous détourne de l'analyse du vrai problème.
Selon la Harvard School of Public Health, le taux global de l'obésité a presque doublé depuis 1980. Attribuer cette charge sanitaire à la "perturbation endocrinienne" par le plastique des contenants de vos aliments plutôt qu'à une habitude personnelle d'apport calorique excessif est tout simplement irresponsable. Après tout, les substances chimiques se trouvent dans les produits de consommation depuis bien avant les années 80.
En vérité, la science de la santé est un exercice d'acquisition progressive de connaissances, et les allégations fantaisistes selon lesquelles les perturbateurs endocriniens coûtent des milliards à notre économie font davantage reculer la compréhension du problème par le public que la promouvoir – tout en créant une peur inutile pour ceux d'entre nous qui aiment les fruits ou la soupe en conserve, ou encore l'eau minérale en bouteilles plastique. »
Il y a sur les pages du Monde Planète un commentateur – « untel » – doté d'une formidable cuirasse qui fait œuvre de salubrité publique en distillant des éléments de rationalité. Un autre commentateur a cru bon de lui opposer « Association of Bisphenol A exposure and Attention-Deficit/Hyperactivity Disorder in a national sample of U.S. Children » de Shruti Tewar et al. Un article qu'il n'a probablement pas lu puisqu'il est derrière un péage...
Mais le résumé est à lui seul instructif :
« Méthodes
Nous avons utilisé les données de la 2003-2004 National Health and Nutrition Examination Survey, un échantillon transversal, représentatif de la population des États-Unis. Les participants étaient âgés de 8 à 15 ans (N = 460). En utilisant un entretien de diagnostic pour vérifier la présence de TDAH dans l'année écoulée, la régression logistique multivariée a examiné le lien simultané entre les concentrations de BPA urinaire et la situation au regard des TDAH.
Résultats
Sur les 460 participants, 7,1 % [IC 95 % : 4,4 – 11,3] remplissaient les critères du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – quatrième édition (DSM-IV) pour les TDAH. Les enfants qui avaient des concentrations de BPA au niveau ou au-dessus de la médiane de l'échantillon avaient une prévalence plus élevée de réponse aux critères pour les TDAH (11,2 % [IC 95 % : 6,8 – 17,8]) que ceux avec des concentrations de BPA inférieures à la médiane (2,9 % [IC 95 % : 1,1 – 7,2]). Des concentrations urinaires plus élevées de BPA ont été associées avec les TDAH (odds ratio ajusté [ORa] : 5,68 [IC 95% : 1,6 – 19,8] pour les concentrations de BPA au-dessus de la médiane par rapport aux concentrations en-dessous). Dans les analyses stratifiées par sexe, ces associations étaient plus fortes chez les garçons (ORa = 10,9 [IC 95 %: 1,4 – 86,0]) que chez les filles (ORa = 2,8 [IC 95 %: 0,4 – 21,3]), bien que le terme de l'interaction BPA-sexe n'ait pas été significatif (p = 0,25). »
Voilà donc une étude sur l'« association » entre l'exposition au bisphénol A et les troubles de l'attention et l'hyperactivité. Une « association » ne dit rien, a priori, sur un lien de cause à effet.
On déclare péremptoirement que 460 participants sont un échantillon représentatif de la population états-unienne...
Sur ces 460 participants, on en trouve 7,1 % qui présentent un trouble selon le manuel idoine... c'est 33. Mais attention, le chiffre n'est pas sûr : il y a 95 % de chances que le chiffre réel se situe entre... 20 et 52. C'est ce qu'indique « IC 95 % », l'intervalle de confiance à 95 %.
On range donc les 460 participants par ordre croissant de concentration de BPA dans l'urine. La médiane est la valeur qui sépare les 230 participants avec la concentration la plus basse des 230 avec la concentration la plus haute. Miracle... il y a 26 participants atteints de troubles au-dessus de la médiane et 7 en-dessous. Mais le chiffre réel a 95 % de chances de se situer entre 16 et 41 pour le premier, et 2,5 et 16,5 pour le second. Les statisticiens auront sans nul doute bien du mal à trouver une différence (statistiquement) significative.
Mais que penser de la différence aussi importante entre garçons et filles ? Quel serait le mécanisme qui induirait des effets différents sur le cerveau selon le sexe ? Toute explication autre que le hasard de l'échantillonnage paraît invraisemblable.
Et il y a un problème encore plus fondamental : la mesure du BPA dans les urines a certainement été prise à un seul moment de la vie des participants. Comment expliquer la relation – en terme de cause et d'effet – entre cette concentration et le diagnostic de troubles qui, pour autant qu'ils soient réels, ne se sont pas installés en un seul jour ?
Ce genre d'étude a peut-être un intérêt pour les scientifiques – nous en doutons. Mais c'est une véritable pollution dans le paysage médiatique. Et dans le Monde Planète.