Et hop ! C'est « bio » – un pesticide qui sort de l'usine devient naturel !
Ludger Weß*
Structure générique d'un ester d'acide phosphonique
Les agriculteurs bio font état cette année [en Allemagne... en France le sujet des rendements est largement tabou] de pertes de récolte sévères pour le vin, les pommes de terre et d'autres cultures. En cause, non pas le temps humide, mais le refus des agriculteurs bio d'utiliser des fongicides modernes afin de ne pas porter préjudice à leur certification biologique et donc leurs perspectives de prix plus élevés (voir à ce sujet l'article sur le gaspillage alimentaire – traduction à suivre). Ils utilisent en lieu et place des fongicides du 19e siècle, qui sont autorisés en agriculture biologique, mais beaucoup moins efficaces et, en outre, manifestement nuisibles à l'environnement. Comme ont peut s'attendre à ce que ces substances soient prochainement interdites en raison de leur toxicité, il lui en faut de nouvelles : l'écolobby milite donc pour l'homologation du phosphonate de potassium. Pour que ça marche, il faut se livrer à un certain nombre de contorsions intellectuelles ; les certificateurs de l'agriculture biologique doivent même recourir à la NASA comme témoin principal. Les consommateurs n'ont guère entendu parler de ce débat jusqu'à présent car ils ont été endoctrinés avec succès et on leur a inculqué que l'agriculture biologique n'utilise aucun pesticide.
L'agriculture biologique, dont les racines et les règles se trouvent dans le mouvement de réforme des années 1920 et les méthodes « spirituelles » ou « biodynamiques » du mystique anthroposophique Rudolf Steiner, mort en 1925, nourrit une aversion profonde à toutes les réalisations de la chimie moderne.
La protection des plantes et les engrais sont certes possibles en agriculture biologique, mais seuls sont autorisés les produits qui existent aussi dans la nature. Ainsi, par exemple, le pyrèthre, une substance toxique de certains chrysanthèmes, est utilisé comme insecticide quand il est produit à partir de plantes, mais pas le pyrèthre produit artificiellement ou ses dérivés, les pyréthrinoïdes, qui sont non seulement plus économiques, mais aussi modifiés chimiquement de sorte qu'ils sont moins toxiques pour l'homme et les animaux (les abeilles !), moins persistants et en même temps plus efficaces. Les pyréthrinoïdes peuvent être dosés de manière plus économique et plus précise que les extraits de pyrèthre, de sorte que moins de toxiques sont rejetés dans l'environnement. L'agriculture biologique les refuse pourtant parce qu'ils sortent d'une usine. Que de vastes territoires d'Afrique et d'Amérique du Sud doivent être cultivés en chrysanthèmes pour satisfaire les besoins en pyrèthre des éco-industries européennes et nord-américaines n'est pas un problème pour les milieux du bio. Ils se scandalisent plutôt de la production de fleurs coupées et de légumes dans ces pays pour le marché occidental et se lamentent du fait que ces exportations apportent certes des devises, mais accaparent des surfaces, de l'eau et d'autres ressources, qui sont donc soustraits à la production alimentaire locale (« l'argent ne se mange pas » ; « les roses d'Afrique, ce sont des exportations d'eau de l'Afrique, de zones de sécheresse »).
Contre les maladies fongiques (mildiou, oïdium, etc.), l'agriculture biologique utilise des sels de cuivre. L'action fongicide du cuivre a été découverte au 19e siècle en France, et parce qu'on trouve des sels de cuivre dans la nature, ils sont considérés comme bons et sont autorisés pour les agriculteurs bio, même si on sait depuis longtemps qu'ils sont toxiques pour les organismes du sol (y compris les vers de terre) et qu'ils s'accumulent dans le sol au fil des ans.
L'UE permet encore jusqu'à 6 kg de cuivre pur par hectare et par an, l'Allemagne jusqu'à 3 kg ; seule l'association d'agriculture biodynamique Demeter interdit à ses membres d'utiliser le cuivre. En France, ce sont les quantités maximales autorisées de l'UE qui s'appliquent [avec des possibilités de dépassement moyennant respect d'une moyenne de 6 kg/an sur cinq ans] ; les Pays-Bas ont totalement interdit l'utilisation de sels de cuivre comme pesticides à cause de leur toxicité. Comme l'UE cherche à minimiser l'utilisation du cuivre et préférerait une interdiction totale (principe de précaution !), l'agriculture biologique est sous une pression considérable pour développer des stratégies alternatives, ne serait-ce que pour réduire l'utilisation du cuivre.
Le cuivre s'est aussi révélé inefficace cette année parce que la bouillie toxique prétendument écologique a été lessivée par les pluies continuelles avant de pouvoir protéger les plantes des champignons. Les agriculteurs bio allemands ont bénéficié d'une dérogation d'urgence, accordée par l'Office fédéral de la protection des consommateurs et de la sécurité alimentaire (BVL), leur ayant permis d'utiliser jusqu'à 4 kg de cuivre pur par hectare et par an, mais la mesure n'a pas été suffisante pour une lutte antifongique efficace. Ainsi, les agriculteurs bio sont désespérément à la recherche de produits de substitution efficaces, mais qui ne peuvent en aucun cas provenir des laboratoires de la « chimie ».
En Allemagne, ils font un lobbying féroce pour l'autorisation du phosphonate de potassium, un agent qui a été approuvé en tant que « biofortifiant » ou engrais foliaire en agriculture biologique à partir de la fin du siècle et jusqu'à 2013 et a été introduit dans l'agriculture biologique par le biais des préparations d'algues. Mais le phosphonate de potassium avait été ajouté artificiellement aux préparations d'algues. C'est pourquoi, dans les années 1990, de nombreuses associations d'agriculture biologique nationales et internationales s'étaient opposées à son utilisation. Mais il semblait indispensable, et c'est ainsi qu'il a été accepté, au prix d'un revirement des associations écologiques.
Mais l'UE ne pourra pas fermer longtemps les yeux. Le phosphonate de potassium pénètre dans la plante et y déclenche des mécanismes de stress. De nombreuses substances sont ainsi libérées, qui sont aussi dirigées contre les champignons et d'autres ravageurs. En raison de cet effet, l'UE l'a finalement rangé dans les produits de protection des plantes. Il est autorisé, mais pas pour l'agriculture biologique – après tout, c'est un produit de synthèse, il ne se trouve nulle part dans la nature, il est systémique et produit des résidus car il ne peut pas être dégradé par les plantes. Il se trouve donc en quantité importante dans les produits agricoles. S'il est appliqué après la floraison, on peut retrouver des résidus dans les fruits jusqu'à cinq mois après le début du stockage, et même dans les fruits de l'année suivante et les bourgeons foliaires deux ans après le traitement. On observe des périodes de rémanence similaires pour les résidus dans les vignes, le raisin et le vin, ainsi que les pommes de terre et les produits issus de pommes de terre. C'est pourquoi le phosphonate de potassium ne figure pas sur la liste des pesticides homologués de la réglementation de l'UE sur l'agriculture biologique, et l'utilisation de l'agent est interdite à l'agriculture biologique dans tous les États membres de l'UE.
Pour changer cela, les associations du bio déploient un lobbying intense pour l'autorisation du phosphonate de potassium et se sont déjà attiré les bonnes grâces d'un certain nombre de ministres de l'agriculture (surtout verts). Elles ne font pas seulement du lobbying à Bruxelles, mais ont initié des « essais à grande échelle » dans les Länder viticoles et houblonniers qui autorisent les agriculteurs biologiques à utiliser du phosphonate de potassium sur une partie de leurs exploitations. Les politiques, les lobbyistes et les agriculteurs bio espèrent que l'UE approuvera rétrospectivement les essais, et donc l'utilisation de la substance, et que les parcelles seront à nouveau labellisée comme « bio » l'année prochaine. Si cela est rejeté par l'UE, il faudra une période de conversion complète de trois ans. Les règles et les dispositions concernant le phosphonate de potassium font l'objet d'un article de revue sur le blog de Willi l'agriculteur.
Les partisans du phosphonate de potassium se protègent aussi les flancs par des symposiums, des rapports d'experts, des documents et d'autres matériels censés prouver que le phosphonate de potassium a un « caractère de matériau naturel ».
Pour y parvenir, il a fallu quelques contorsions argumentatives.
Ainsi, un rapport établi en 2012 pour la Fédération de l'industrie alimentaire biologique (BÖLW) par l'œnologue diplômé Dr. Uwe Hofmann, expert en viticulture et œnologie et fondateur du bureau de conseils Eco-Consult, parvient à la conclusion suivante: « Le phosphonate de potassium, en tant que sel inorganique de l'acide phosphoreux n'est pas directement détectable dans la nature. » Ce n'est pas un bon résultat. Mais l'expert ne veut pas exclure qu'il aurait pu exister un jour dans la nature : « Les sels de l'acide phosphoreux, ainsi que le phosphonate, ont peut-être joué un rôle essentiel dans la chimie prébiotique et le développement de la vie sur Terre. » En outre, on a récemment découvert « l'oxydation du phosphite en phosphate par des bactéries anaérobies dans les sédiments marins à l'aide de sulfate en tant que donneur d'électrons ». Et donc : « Cela peut être interprété comme l'indication d'une présence prébiotique de l'acide phosphoreux. [...] De cela, on peut déduire le caractère de produit naturel de la substance. »
Lors d'un colloque de l'Institut Julius Kühn (JKI) – Centre fédéral de recherche sur les plantes cultivées sur « la protection des plantes en agriculture biologique – problèmes et solutions – phosphonates », les représentants de l'industrie du bio ont adopté la même ligne. Iradj Scharafat, fabricant de produits de protection des plantes écologiques (« des plantes saines et vigoureuses grâce à la puissance primitive des algues »), a même cité la NASA comme témoin principal pour la naturalité du phosphonate de potassium : « Aujourd'hui, on considère dans la chimie prébiotique l'acide phosphoreux (H2HPO3) et les phosphonates comme les matériaux de départ pour la naissance de la vie, après que les chimistes de la NASA ont trouvé des phosphonates et de l'acide phosphoreux en tant que composés de phosphore dans l'extrait de météorite Murchison. La théorie (sic !) dit : la conversion et la réduction du phosphate en phosphonate nécessite beaucoup d'énergie qui ne pouvait être produite que par la foudre et les éruptions volcaniques de phosphates minéraux. Les océans ont été enrichis en phosphonates par une intense activité volcanique. Le rayonnement ultraviolet a finalement favorisé la réaction des phosphonates inorganiques avec des composés organiques en phosphonates organiques. »
Le Bundesverband Naturkost Naturwaren (BNN) vient en soutien avec une citation de l'avis de Hofmann : « Les phosphonates organiques (auxquels le phosphonate de potassium n'appartient pas – voir ci-dessus) sont présents dans tous les êtres vivants. » Rien de grave donc, et les agriculteurs bio n'oublient pas de souligner que le phosphonate de potassium est « totalement inoffensif sur le plan écologique et à peu près aussi dangereux que le sel de cuisine » et qu'il ne fait qu'augmenter les défenses des plantes.
Nous pourrions donc dormir tranquille : les phosphonates inorganiques ont un « caractère naturel » parce que la NASA a en trouvé dans une météorite et qu'ils peuvent avoir joué un rôle dans le développement de la vie dans les océans, près des fumeurs noirs et des volcans souterrains... si ce n'est pas une force élémentaire, ça ! Les phosphonates organiques ne posent également aucun problème parce que, comme le dit l'expert Hofmann, on les trouve dans tous les êtres vivants : « Les phosphonates sont largement répandus dans de nombreux organismes différents, par exemple, chez les procaryotes, les eubactéries, les champignons, les mollusques et les insectes. » (page 5, op. cit.).
Hofmann souligne que les phosphonates organiques de synthèse sont aussi utilisés, notamment « en tant qu'inhibiteurs de corrosion, pour le traitement de l'eau industrielle (adoucissement de l'eau, élimination du calcaire) et comme stabilisateurs de peroxydes. » Il oublie cependant un phosphonate qui pose des problèmes considérables à l'agriculture biologique et à ses partisans : le carboxyméthyl-aminométhyl-phosphonate, mieux connu sous le nom de glyphosate. Qu'il ne soit pas mentionné dans son rapport, c'est certainement mieux ainsi : les consommateurs pourraient être désorientés et croire que le glyphosate pourrait aussi se voir conférer le « caractère de naturalité » – la qualité de produit naturel.
Glyphosate
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* Ludger Weß (Wess) a étudié la biologie et la chimie et a travaillé en tant que biologiste moléculaire à l'Université de Brême avant d'entamer une activité de journaliste scientifique. Il écrit régulièrement depuis les années 1980 sur les aspects scientifiques, économiques, historiques, juridiques et éthiques des sciences et des technologies, principalement sur le génie génétique et les biotechnologies. Ses articles ont paru dans Stern, die Woche et le Financial Times Deutschland ainsi que dans des revues spécialisées internationales. Il a publié un ouvrage sur les débuts de la recherche génétique, die Träume der Genetik (les rêves de la génétique), avec une 2e édition en 1998.
En 2006, il a été un des co-fondateurs de akampion, qui conseille les entreprises innovantes dans leur communication. Ludger Weß a un doctorat en histoire des sciences et est membre de la National Association of Science Writers états-unienne ; il vit à Hambourg.
Vous pouvez le suivre sur https://twitter.com/ludgerwess
Source : http://ludgerwess.com/phosphonat/