Diméthoate : folle embardée en vue ?
Pour rappel, l'ANSES a retiré les autorisations de mise sur le marché des produits de protection des plantes à base de diméthoate courant février 2016, suscitant le mécontentement des producteurs de cerises confrontés à Drosophila suzukii.
Le 29 mars 2016 – il aura pris son temps ! – M. Stéphane Le Foll, Ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt et Porte-parole du Gouvernement, saisit la Commission européenne pour lui demander d'activer des mesures d'urgence pour protéger les producteurs français d'une distorsion de concurrence. C'est écrit en toutes lettres dans son communiqué de presse :
« Stéphane LE FOLL, conscient du risque de distorsion de concurrence pouvant peser sur nos producteurs (ce produit pouvant être utilisé dans d’autres pays d’Europe ou dans le monde)... »
Superbe guignolade... On prend des décisions irresponsables en France, et on demande à Bruxelles d'en gommer les erreurs… par une péjoration généralisée des conditions de production (sans parler des effets collatéraux sur les autres productions menacées par Drosophila suzukii).
Il reconnaît ainsi que le retrait du diméthoate a des conséquences non négligeables sur les conditions et le coût de la production. Cédant à la facilité démagogique, il décidé de refiler le bébé à Bruxelles.
Cerise sur le gâteau, il évoque aussi « l’enjeu de protection des consommateurs »... mais personne n'est dupe. Même si la question se pose réellement. Mais c'est ouvrir la boîte de Pandore...
Il demande donc à la Commission :
« – Interdiction immédiate de l’utilisation du Diméthoate dans toute l’UE sur les fruits et légumes
– Interdiction immédiate sur l’ensemble du territoire européen de mise sur le marché de cerises provenant de pays ou d’Etats membres dans lesquels l’utilisation du Diméthoate est permise. »
Et il menace de déclencher :
« ...une clause de sauvegarde nationale pour interdire la commercialisation en France de cerises traitées au Diméthoate qu’elles soient produites en France ou ailleurs dans le monde.
Nous avons déjà évoqué l'irrationalité de cette dernière phrase. Et, comme souvent, c'est la plus grosse bêtise qui nous échappe en première lecture : il demande donc l'interdiction du diméthoate sur tous les fruits et légumes en Europe ; évoque des États membres « dans lesquels l’utilisation du Diméthoate est permise », alors qu'il en réclame l'interdiction ; réclame une interdiction de mise sur le marché de cerises légalement produites en Europe (par hypothèse dans sa demande – pour les pays tiers, c'est un peu plus compliqué) ; de toutes les cerises, traitées ou non ; et des seules cerises.
Il n'y a pas à dire : c'est fort !
La Commission a demandé (cliquez sur PRAS_137269_def.pdf) le 31 mars 2016 – pour le 4 avril 2016, midi – une opinion à l'EFSA sur « la constitution d'un risque sérieux pour la santé humaine à travers la substance active pesticide diméthoate et ses résidus et métabolites ». Elle a demandé des conclusions :
« 1. Sur la question de savoir s'il est clair que l'utilisation de PPP contenant du diméthoate sur des légumes et vergers/fruits est susceptible [« likely to », qui implique souvent une notion de « probable »] de constituer un risque sérieux pour la santé humaine ;
2. Sur la question de savoir s'il est sûr [evident] que les cerises des États membres ou de pays tiers où l'utilisation de PPP contenant du diméthoate est autorisée sont susceptibles de constituer un risque sérieux pour la santé humaine. »
L'EFSA aura donc eu, en principe, moins de trois jours ouvrables pour se prononcer sur un important problème de santé publique et sur le devenir économique de toute la filière cerise européenne et, pour partie, de pays tiers comme la Turquie. Tant la santé publique que l'économie (et la gourmandise des amateurs de cerises) méritent mieux que ça. L'Europe aussi.
L'EFSA a publié son évaluation le 12 avril 2016. Notre ami Albert Amgar a produit une traduction de l'abrégé et du résumé sur son site. En bref :
1. De manière fort classique, l'EFSA signale des carences de données.
2. De manière assez classique également :
« Sur la base des informations limitées disponibles à l’EFSA à ce moment, l’EFSA conclut que le risque potentiel pour la santé des consommateurs à long terme résultant de résidus liés à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques contenant du diméthoate ne peut être exclu. »
3. Mais :
« Il y a des indications que l’exposition liée à la molécule mère et à l’ométhoate ne peut pas dépasser la DJA[« may not exceed the ADI » – ce qui peut dénoter une vraisemblance, une forte probabilité de non-dépassement], en tenant compte de l’information qui peut être utilisée pour le raffinement du calcul de la dose admissible (exposition estimée : 87% de la DJA). »
4. Prudence tout de même car il manque des informations essentielles. Il est aussi impossible de tirer une conclusion définitive sur le risque aigu résultant de l’ensemble des résidus liés au diméthoate dans les cultures envisagées.
5. Nouvelle réponse artistiquement ciselée :
« En ce qui concerne le diméthoate et les résidus d’ométhoate, il n’y a actuellement aucune preuve de risques pour le consommateur pour les asperges, les racines de chicorée, les choux pommés, les choux de Bruxelles, les oignons, l’ail, les échalotes, le céleri-rave, les herbes, sur la base du screening de l’évaluation des risques et de l’analyse des données de surveillance des pesticides. La contribution des autres métabolites pertinents peut modifier cette appréciation. Le screening de l’évaluation des risques a cependant indiqué que les LMR actuelles fixées pour un certain nombre de cultures (par exemple, petits oignons, olives de table, graines de fenouil, pommes de terre, melons, oranges, olives pour la production d’huile, cerises, pastèques et ananas) dans la définition légale actuelle peuvent ne pas être suffisamment protectrices pour les consommateurs. Une évaluation plus détaillée des risques serait nécessaire pour confirmer ou rejeter les préoccupations possibles. »
6. Enfin, répondant à une observation des autorités françaises :
« L’observation française que les résultats des programmes de surveillance des pesticides montrent un taux de dépassement de la LMR plus élevée pour le diméthoate par rapport aux autres pesticides est confirmée par l’EFSA. Les raisons de ces résultats ne sont pas tout à fait claires ; les explications possibles sont les suivantes :
-
L’utilisation de pesticides contenant du diméthoate qui ne respectent pas les bonnes pratiques agricoles autorisées ;
-
Les LMR existantes sont fixées à des niveaux inappropriés ; ainsi, si les agriculteurs utilisent les produits en conformité avec les bonnes pratiques agricoles, les produits récoltés peuvent contenir des résidus qui dépassent la limite légale. »
Avec une formidable précipitation – puisque son communiqué précède d'un jour la publication du rapport de l'EFSA – notre Ministre claironne :
« Lutte contre Drosophila Suzukii : l’avis rendu par l’EFSA pointe l’absence de données sur la santé des consommateurs dans le dossier du Diméthoate en traitement des cerises. »
Est-ce de bonne foi ? L'EFSA a aussi écrit :
« Certaines des informations requises, en particulier les données toxicologiques sur les métabolites, peuvent avoir été soumises au RMS (État membre rapporteur) avec le dossier supplémentaire pour le renouvellement de l’approbation en vertu du règlement (CE) n°1107/2009. Les RMS devraient être contactés afin de vérifier si les informations requises sont déjà disponibles. »
Les amateurs de complots supputeront que la procédure d'urgence déployée par notre Ministre avait précisément pour objectif d'empêcher la prise en compte de toutes les données disponibles...
La citation ci-dessus est le titre. Dans le corps du texte, cela devient :
« L’avis de l’EFSA constate le manque de données fournies par l’entreprise pour utiliser ce produit dans le traitement des cerises et conclut que le risque potentiel à long terme et le risque aigu du diméthoate sur la santé des consommateurs ne peuvent pas être exclus. »
La mise en cause, implicite, de l'entreprise est parfaitement injustifiée. Quant à « ne peuvent pas être exclus », il s'agit d'une formulation classique qui, classiquement, est interprétée comme « il y a un risque » par tous ceux qui instrumentalisent les conclusions des instances d'évaluation.
« Au vu de cet avis, compte tenu du risque non écarté pour les consommateurs et de la nécessité pour les producteurs de traiter leurs vergers avec les produits autorisés au plus vite, la France et la Commission ont engagé ce jour des discussions afin de prendre avant la fin de la semaine au niveau européen la décision la plus adaptée pour éviter toute distorsion de concurrence. Une réunion se tiendra avec les professionnels rapidement pour tirer les conséquences de la décision prise. »
On exige... on menace... et au bout du compte on discute.
Car la réalité est que la question a été soumise à deux sections du Comité permanent des plantes, des animaux et de l'alimentation humaine et animale qui se sont réunies les 14 et 15 avril 2016. Les deux additifs aux ordres du jour ont été produits le 7 avril 2016, vers 15 heures (c'est indiqué en bas de page). On ne pouvait donc guère ignorer à Paris, le 11 avril 2016, qu'il y aurait deux discussions dans des enceintes distinctes et qu'une décision « avant la fin de la semaine » était matériellement impossible.
Cette pantalonnade fait une victime certaine : l'Europe.
S'il est fait droit aux exigences de la France, cela fera des mécontents parmi les gouvernements et les populations d'autres pays. Et ce ne sera pas « la faute à la France », mais la « faute à Bruxelles ». Le tout dans un contexte qui, comme le montre l'évaluation de l'EFSA, ne requiert aucune décision d'urgence – en tout cas pas de décision d'interdiction de l'usage du diméthoate sur cerises et de la commercialisation des cerises.
S'il n'y est pas fait droit, ce sera la levée de boucliers sur le prétendu sacrifice de la santé des consommateurs sur l'autel des intérêts économiques ; pour se faire une idée de l'interprétation de l'évaluation de l'EFSA, on peut lire par exemple Direct Matin ou RTL. Et ce sera aussi « la faute à Bruxelles ».
La Commission pourrait prendre des décisions raisonnées, d'une rationalité qui échappe à notre Ministre et notre ministère. Par exemple augmenter le délai avant récolte... ou recommander aux consommateurs de ne pas se faire péter la sous-ventrière... Ce sera peine perdue. « Pesticides : "La santé du consommateur passe avant tout", assure le directeur général de l'alimentation » titre ainsi RTL. Notre Ministre a irrémédiablement diabolisé une molécule... et au diable Drosophila suzukii.
Même la Confédération paysanne s'y est mise, ravie de servir la soupe à la galaxie de l'anticapitalisme : « ...le diméthoate est toxique pour les consommateurs... » tonitrue-elle, trouvant un nouveau sujet pour marquer un autogoal pour la ferme France :
« Puisque le diméthoate est toxique pour les consommateurs, alors l’importation de cerises traitées avec ce produit, qu’elles proviennent d’Europe ou de Turquie, doit être stoppée. La hausse des cours qui doit en résulter couvrira, pour partie, l’augmentation des coûts de production liée au retrait du diméthoate. »
Raisonnement génial : producteurs de cerises, prenez votre perte. Mais, foi de Conf, ce n'est qu'une perte partielle... Enfin, pour les producteurs dont la récolte n'aura pas été complètement détruite... Et il faut, financé par un État déjà dans la gêne, un « plan d’indemnisation des dégâts causés par Drosophila Suzukii en 2016 [qui] doit compléter cette mesure, et signifier aux producteurs qu’ils ne sont pas seuls face à ce fléau. »
De la Confédération paysanne, il n'y a pas loin jusqu'à M. Jean-Luc Mélenchon. Il a son opinion sur le diméthoate et les cerises. C'est dans « Quand reviendra le temps des cerises ? »
Il trouve tout d'abord que, pour lutter contre Drosophila suzukii, « les agriculteurs emploient à grande échelle un insecticide systémique organophosphoré à large spectre... » On peut lui faire un aveu (ironie) : c'est par tonnes que « les agriculteurs emploient... » Encore un qui n'a rien compris à l'agriculture... ce qui le qualifie évidemment comme prescripteur.
Il trouve aussi que :
« ...en 2013, l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), pourtant connue pour sa grande tolérance aux substances dangereuses (souvenons nous du glyphosate), interpelle les États membres sur la potentielle dangerosité du diméthoate. »
Franchement, on en est baba !
Et ce n'est pas tout :
« En 2015, la France, suite au classement du diméthoate comme "cancérigène possible" par l'Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), a décidé de retirer l’insecticide du marché et d'en interdire l'utilisation à partir du 1er février 2016. »
Qui aurait pu classer ainsi le diméthoate, à part le CIRC ? Celui-ci, en tout cas, ne l'a pas étudié ! Et, selon Agritox, il n'y aurait pas de potentiel cancérogène pour l'ANSES.
Vient ensuite le morceau de débilité :
« Pour une fois, la France est à la pointe de la lutte contre l'industrie agrochimique et pourra sauvegarder sa production de cerises via des méthodes alternatives, innovantes et non toxiques telles que la mise en place de filet de protection, l'utilisation de répulsif à l'ail ou l'introduction de prédateurs du drosophiles dans les cultures. La FNSEA et son PDG, Xavier Beulin réclament, bien-sûr, le droit de s'empoisonner, au moins autant que nos voisins. Mais n'ont-ils pas compris qu'au rythme des cancers provoqués par leurs pesticides, il n'y aura bientôt plus personne pour produire ou manger des cerises ? »
Nous n'en ferons pas un « démontage » (comme pour le McDo de Millau...).
Signalons simplement à M. Mélenchon que l'ail... c'est contre les vampires...
Xavier Beulin : « Nous pensons d’ailleurs qu’hier, le ministère a surinterprété la position de l’Efsa »