« Cash Investigation » : vous avez dit « lobby » ?
« Je suis. Élise Lucet, je me suis présentée en entrant... »
Moyennant quoi la dame pense – et suggère au téléspectateur – qu'elle peut faire irruption, avec son équipe de tournage, dans ce qu'il est convenu d'appeler un « salon privé » dans les restaurants de standing et dans la rhétorique anti-système (« arrière-salle » dans les bistros) et perturber un « dîner organisé par Syngenta dans un restaurant chic de Paris. »
Au fait, en français hexagonal, c'était sauf erreur un déjeuner. Mais il est vrai qu'un mot est plus percutant à deux syllabes qu'à trois... va donc pour « dîner ». Les mots, c'est comme pour les chiffres... à 97 % dans l'erreur (plus 3 % de bévue – voir notamment ici, ici, ici, ici, ici et ici).
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On s'est bien sûr régalé dans les chaumières. La frêle et intrépide justicière, au sourire ravageur et aux yeux pleins de malice, débusquant des parlementaires vénaux se goinfrant aux frais d'une multinationale, étrangère de surcroît (enfin... ce sont aussi 6 sites de production, 9 stations expérimentales, un centre d’expertise, un centre de recherche et 1300 collaborateurs en France, plus les frontaliers de la Regio basiliensis) et empoisonneuse... Oh, l'inoubliable séquence de cet invité qui s'indigne devant des agissements qui ont une qualification pénale... La preuve du forfait, ce ne sont pas seulement les images d'une tablée, mais aussi la colère du convive qui, dans le script de « Cash », ne peut qu'être assimilé à ces amants pris en flagrant délit d'adultère. Vous vous prévalez du droit... vous êtes forcément coupable, en plus sur une chaîne de télévision publique !
Marianne sort cette semaine (du 19 au 25 février 2016), un fort opportun reportage intitulé « Houuu, la honte ! ». Selon le chapô,
« ...la version trash et moderne du bonnet d'âne consiste à livrer à la vindicte populaire... »
La version « cash » est bien « trash ». Mais est-ce moderne ? En bandeau, sur la troisième page :
« Cette pratique rappelle en France les heures noires de la collaboration... donc inconcevable et scandaleuse. »
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Banco pour « scandaleuse ». Faux pour « inconcevable ». Au-delà de l'indignation que peuvent susciter les méthodes de « Cash inquisition » et de quelques autres « magazines de reportages », il faut bien admettre que le « name and shame », le lynchage médiatique – souvent assorti de bourrage de mou – est devenu un élément majeur du business plan, du plan d'affaires, des médias télévisuels, y compris des chaînes du service public.
Il y eut « Cash... » le 2 février 2016 ; « Des mutants dans notre assiette », une rediffusion sur France 5 le 16 ; « Pesticides : la malédiction du soja » dans Envoyé Spécial sur France 2, le 18...
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Marianne aurait pu remonter dans le temps d'une décennie. La référence serait plus pertinente car c'était aussi une époque de démocratie en danger. Nous n'avons certes plus de ligues factieuses, mais elles sont avantageusement remplacées par les « réseaux sociaux ». Imaginez donc les gens de Je suis partout avec les caméras et téléphones portables modernes ; et une diffusion non pas sous la forme d'un journal qu'il faut acheter, mais d'une lucarne présente dans tous les foyers, et sur une chaîne accessible à tous... On peut même remonter quelques décennies de plus. Les réunions secrètes ou au mieux discrètes ? Ce prétendu complot en vue de la domination mondiale, autrefois des juifs, maintenant des multinationales ?
« Cash inquisition »
Le téléspectateur gavé de récits abracadabrantesques n'a pas eu le temps – contrairement aux lyncheurs médiatiques des « réseaux sociaux » – de se demander comment Mme Lucet a pu ainsi investir ce déjeuner en bande organisée, avec caméras, micros, projos, enfin tout le matos (d'accord, ça ne rime pas...). Et une bouteille d'eau qui était censée être non potable, puisque M. Denis Tardit, Président de Syngenta France, a été mis au défi d'en boire (ce que, du reste, il s'apprêtait apparemment à faire avant que le film ne soit opportunément coupé au montage) ; censée seulement car elle est parfaitement potable et n'est « déconseillée », pour cause de non-conformité à une norme nitrates désuète, que « pour le groupe sensible constitué des femmes enceintes et des enfants de moins de 6 mois ».
Alors, bordereau ramassé dans une poubelle ? Écoute derrière des volets clos ? Lettre anonyme d'un bon citoyen ? Un moyen plus moderne ?
Qu'importe ! Le déjeuner/dîner n'avait pas été organisé par Syngenta, mais par le Club de l’Europe.
Les adeptes du « tous pourris » – qu'ils partagent les thèses habituellement classées d'extrême droite, qu'ils soient sensibles à un discours qui n'est de gauche ou « écologiste » qu'en apparence, ou encore qu'ils soient simplement anesthésiés par le déluge de désinformation – dirons : « Qu'est-ce que ça change ? »
Mais tout !
Le Club de l'Europe est un cabinet d'affaires publiques dont l'objectif « est de rendre l’entreprise "visible" aux yeux de la classe politique française et européenne ». Un de ses moyens d'action : le « dîner-débat ».
Cela consiste à réunir, à Paris ou ailleurs en France (ou à Bruxelles), des gens du monde de la politique, de l'administration, de l'industrie et de la « société civile » (osons le raccourci, mais dans le sens civilisé, inclusif) qui doivent se parler pour une bonne gestion de la Maison France.
Le Club de l'Europe est transparent sur ses activités. Sa liste des « dîners-débats » est publiée, avec les noms des participants. On peut donc savoir qui utilise ses services ; Syngenta est un client régulier et il était donc relativement facile de repérer un événement. On peut aussi savoir qui a déjeuné au Procope, ce 9 juin 2016, en compagnie de trois « syngentistes » sur le thème : « Du champ à l’assiette : quels rapports les Français entretiennent-ils à leur alimentation ? ». Et qui s'est étranglé au charivari qui, s'il avait été causé par des syndicalistes par exemple, aurait sans nul doute entraîné l'intervention de la force publique, et bien sûr les aussi commentaires affligés ou jubilatoires de certains présentateurs ou présentatrices de journaux télévisés.
Faisons une digression dans le monde anglo-saxon qui a forgé la notion de « whistle-blowing ». La dénonciation publique y est fort prisée, mais il y a quelques garde-fous, quoique maigres. C'est par exemple le « droit » au repentir public, par exemple l'acte de contrition du président Bill Clinton. Il y a plus généralement la pluralité et l'indépendance d'une presse capable de répondre, parfois avec vigueur, à l'indigence des racleurs de caniveaux. En France, l'éthique étique de nos médias fait que « dénonciation » rime souvent avec « condamnation ». Qui a emboîté le pas à Libération (voir ici et ici) ? Pas grand monde ! Six cents manifestants, organisateurs compris, à Bordeaux, ça mérite une information nationale ; plus de trois millions de téléspectateurs grugés, ça ne mérite rien.
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On s'est attaché à trouver une traduction flatteuse à « whistle-blower ». Et ils aiment se faire qualifier de « lanceurs d'alerte » ceux pour qui l'action prétendument citoyenne ne consiste pas à alerter les gens en responsabilité, mais à créer le scandale public. En français, ça s'appelle "délation" ».
Délation, donc, que de livrer à la vindicte publique les noms des parlementaires qui avaient pris part à ce déjeuner. Dans ce cas-ci, ce sont tous les parlementaires ; en d'autres temps, la dénonciation fut sélective...
Délation d'autant plus que l'équipe de « Cash Dénonciation » s'est bien gardée de citer les autres convives dans son « reportage ». Il y en avait sept autres. Dont trois syndicalistes, certes pas de la Confédération paysanne devenue un supplétif de la mouvance anticapitaliste et technophobe.
Pourquoi ce fait a-t-il été caché au téléspectateur ? « Cash conspiration » ne saurait admettre la présence de témoins dans le prétendu complot. Car un complot ne se conçoit que sans témoins... Va donc pour « Cache Dissimulation ».
Délation sélective aussi car ce n'est pas de sitôt que la gent médiatique s'attaquera aux porteurs de mandats publics qui auront déjeuné aux frais, par exemple, de la Fédération des Commerçants spécialistes des Jouets et des Produits de l’Enfant (FCJPE) sur le thème : « Comment développer le « made in Régions ».
Syngenta a donc sponsorisé un événement qui, comme son titre l'indique, n'a pas consisté à « vendre sa marchandise » et à faire du « lobbying ». Inimaginable pour les Torquemada et autres Simon de Montfort du PAF ! Et pour leurs propres sponsors. Car il est de notoriété publique que le dernier numéro de « Cash... » a bénéficié des « conseils » du dirigeant effectif, sinon en titre, de Générations Futures, dont le business plan ne saurait considérer les entreprises de l'agrochimie que comme l'incarnation du Mal. Et dont le business plan consiste maintenant à capitaliser sur « Cash Désinformation » et à rentabiliser son investissement ; on n'a pas fini d'être bombardé de messages anti-pesticides et harcelé jusqu'à la « semaine sans pesticides » de la fin du mois prochain...
Mais voici les autres thèmes sponsorisés par Syngenta en 2015 et jusqu'à présent :
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« Produire autrement : quelle place pour les nouvelles technologies dans l’agro-écologie de demain » ;
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« Changements climatiques : quels impacts et perspectives pour l’agriculture » ;
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« Le secteur viticole, avec ses contraintes, reste-il porteur d’emplois dans la région » [bordelaise] ;
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« COP21 : quels impacts et perspectives pour l'agriculture ? » ;
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« Comment concilier transposition des directives européennes et défense de notre agriculture ? » ;
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« Nouvelle Région [Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées] : quel rôle pour l’innovation et les technologies dans l'agriculture ? » ;
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« Sciences et technologies en agriculture : comment clarifier les enjeux et aborder les controverses ? » ;
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« Comment redonner sens aux atouts agricoles de la France en cette période de crise ? ».
Cette forme de dialogue a pignon sur rue à Bruxelles. Elle est bien sûr vilipendée par les pisse-vinaigre de la gauche (prétendument) bien à gauche et de l'écologisme, ainsi que, populisme oblige, par ceux du bord opposé. Communauté de pensée et d'intérêts... Et panique à l'idée de confronter ses propres idées et surtout préjugés et partis pris aux idées des autres et aux réalités...
Quand deux des plus importants think tanks (laboratoires d'idées), le European Policy Centre ou Friends of Europe, organisent un événement, ce sont des dizaines de personnes qui viennent pour écouter un point de vue qui, confronté à d'autres, forgera une opinion (ou ne la forgera pas). D'autres laboratoires d'idées sont plus sélectifs, voire plus discrets. Quelle différence entre un repas autour d'une table (ou un petit déjeuner autour de dizaines de tables) avec un orateur, et une mini-conférence suivie d'un déjeuner debout, ou encore une conférence sans sustentation autre qu'intellectuelle ou avec juste un sandwich ?
« Indonesia Matters: the Role and Ambitions of a Rising Power », organisé par Friends of Europe dans un lieu prestigieux, la Bibliothèque Solvay ; elle fut un lieu de rencontre des sommités de la physique du début du Xxe siècle.
En fait aucun. Sauf, notamment, pour une entreprise qui « se bat pour le documentaire d’enquête » et qui a une réponse pour tous les cas de figure. Quand les participants sont à table, c'est limite corruption. Quand il n'y a que des petites pièces, les portes de la salle de conférence se ferment pour que le petit monde des lobbyistes et des lobotomisés soit bien à l'abri des caméras indiscrètes de justiciers autoproclamés à but lucratif.
Cette vision binaire de bons et de méchants n'a pas vraiment cours à Bruxelles, sauf évidemment dans les milieux qu'on peut qualifier d'intégristes, que ce soit par conviction ou pour cause de business plan. Les instances européennes ont fini par établir un registre de transparence en juin 2011. L'inscription y est volontaire.
C'est très intéressant.
L'Association européenne de protection des plantes (European Crop Protection Association) de Jean-Charles Bocquet – dont on a pu entendre une petite partie, soigneusement sélectionnée, d'une interview de deux heures – compte ainsi 2,5 équivalents temps plein consacrés au « lobbying », avec 3 personnes accréditées pour accéder aux bâtiments du Parlement européen ; budget pour les « activités couvertes par le registre » : entre 50.000 et 100.000 euros.
Europabio, c'est 1 ETP, 8 accréditations et 200.000 à 300.000 euros.
Le Corporate Europe Observatory, un des fers de lance de l'activisme anti-pesticides quoique ce ne soit pas vraiment dans son objectif de base (et une stichting néerlandaise, optimisation fiscale oblige...), c'est 6,8 ETP (15 personnes), 5 personnes accréditées et un budget de 249.600 euros (ça rappelle un peu les produits à 19,99 euros...).
Pesticide Action Network Europe, épaulé selon le registre par PAN-Italia et PAN-UK, c'est 2,5 ETP, 3 personnes accréditées et un budget entre 200.000 et 300.000 euros (dont 100.000 de financements reçus des institutions de l’UE).
Les « ONG » ne sont donc pas en reste, question lobbying qui, pour elles, s'affuble pompeusement du vocable « plaidoyer ».
On peut continuer...
Monsanto, c'est 1,2 ETP, 2 accréditations et un budget de 300.000 à 400.000 euros.
Greenpeace European Unit, l'unité de la multinationale dédiée au lobbying – oups, plaidoyer – à Bruxelles, c'est 7,2 ETP (10 personnes), 12 accréditations et un budget de 1 million à 1,3 million d'euros.
Ces activités – soit bénéfiques, soit maléfiques pour les esprits binaires – peuvent aussi être suivies sur un site dédié de Transparency International. Les membres et fonctionnaires de la Commission européenne tiennent un registre des rencontres, que le site permet de trier. Il faut certes faire preuve de prudence. Quand un « lobbyiste » rencontre un Commissaire, cela peut être à la demande de ce dernier ; la visite est généralement précédée d'une rencontre avec un membre de son cabinet... elle est comptée pour deux.
Sans grande surprise, le visiteur le plus assidu est BusinessEurope, l'organisation faîtière de l'entrepreneuriat européen (89 rencontres). Le Bureau européen des Unions de consommateurs (BEUC) n'est pas loin, avec 56 rencontres. Normal : ces deux entités couvrent une vaste gamme des activités de la Commission. Les deux premières entreprises sont Google (67 rencontres) et Airbus (44 rencontres)...
...à égalité pour cette dernière avec le WWF et talonnée par Greenpeace (43 rencontres).
L'image d'une Commission vérolée par les lobbyistes des milieux économiques et imperméable aux aspirations de la « société civile » est un peu écornée par ces chiffres...
On peut continuer...
L'ECPA a eu 8 rencontres, dont une, indépendante, avec Mme Nathalie Chaze, membre du Cabinet du Commissaire Vytenis Andriukaitis et en charge des dossiers biotechnologie, pesticides et biocides, et protection des plantes. Greenpeace, 3 avec Mme Chaze. Les nouvelles techniques d'amélioration des plantes ont fait l'objet de 18 rencontres, dont 10 que l'on peut attribuer à des groupes activistes (Via campesina et IFOAM inclus). « GMO » produit 27 résultats, dont 14 d'organisations activistes (dont 6 pour Greenpeace et seulement 4 pour Europabio).
Les chiffres des accréditations pour accéder aux bâtiments du Parlement européen attestent d'une intense activité de lobbying de la part des « ONG » à ce niveau du processus politique.
C'est normal. Beaucoup d'organisations ont un discours qui capitalise, non pas sur la raison et la rationalité, mais sur l'émotion. Ce discours peut être audible à la Commission (ce fut le cas pour la limitation des usages de certains néonicotinoïdes) s'il a pris une dimension de vérité (apparente) au sein de la société ou s'il est présenté à un fonctionnaire qui fait prévaloir ses opinions ; mais il est généralement confronté à d'autres arguments, et aux réalités, dans une Commission qui doit ensuite défendre son projet au Conseil et au Parlement européen.
Le Conseil... c'est l'affaire des lobbies et manipulateurs d'opinion nationaux... Pour les pesticides en France, par exemple, Générations Futures... et ces chaînes de télévision qui font dans le récit apocalyptique (« nos enfants en danger...).
Le Parlement européen est un formidable terrain de manœuvres pour la mouvance technophobe. Elle y compte des alliés, convaincus ou de circonstance. Elle échange avec ses alliés les précaires – « internes » et « stagiaires » payés au lance-pierre (quand on les paye...). Les « portes tournantes » ne sont pas l'apanage des institutions que la mouvance est si prompte à dénoncer. Un exemple emblématique : Arnaud Apoteker, passé de Greenpeace au groupe des Verts | ALE au Parlement européen, dont il a été le « conseiller OGM » de 2011 à 2015.
Il n'y a pas qu'à Bruxelles. En France, la conseillère stratégie et communication de la ministre Ségolène Royal est une ancienne de Greenpeace.
Et quand on s'appelle [autocensuré] et qu'on a une conférence de presse à organiser pour annoncer la dernière publication « scientifique » dans une revue de série Z, on peut s'adresser aux amis qui se feront un plaisir de la sponsoriser au sein du Parlement européen à Bruxelles ou à Strasbourg.
On attendra longtemps une vraie plongée dans le monde des affaires de la mouvance alter et anti...