« Cash Investigation » : le scandale de l'eau de Moriers
O tempora ! O Moriers !
Elle est bizarre, cette atrazine
« Cash Investigation » déroule méthodiquement ses séquences anxiogènes et à l'envi sa propagande, ici anti-pesticides.
L'une des séquences concerne l'eau de Moriers (Eure-et-Loir), dont on ne sait pas trop si elle est considérée comme potable – et distribuée – ou déclarée impropre à la consommation. À écouter le discours, ce devrait être la deuxième hypothèse. Et pourtant...
Mais qui se souciera de la discordance ?
La séquence suit un canevas immuable qui ne varie que par l'ordre des sous-séquences. On annonce une « mauvaise nouvelle » (qui est en fait une excellente nouvelle pour des producteurs à la recherche de l'effet anxiogène, et de l'audimat, maximums). On interroge des gens qui expriment leurs préoccupations ; paroles citoyennes, donc forcément paroles d'experts... Quel bonheur ! Dans ce cas précis, il s'agit de la santé des mères et des enfants... et on a une femme enceinte, en quelque sorte, sous la main. Bien évidemment, le téléspectateur n'a aucune garantie que les interviews n'ont pas été sélectionnées pour produire l'effet maximum, que les réponses n'ont pas été suggérées, etc. On montre ensuite un document avec un chiffre en gras, censé démontrer le malheur qui s'abat sur une population innocente ; c'eût été encore meilleur si le chiffre avait été en rouge et animé d'un mouvement de flash... On trouve une enfin une équipe de recherche qui explique (est censée expliquer) à quelque trois millions de téléspectateurs – plus tous ceux qui seront attrapés par la suite par les produits dérivés et les « réseaux sociaux » – que c'est une catastrophe planétaire. Et on assène la conclusion. Du grand art !
La séquence, on peut la voir sur FranceTVInfo, sous le titre : « Pesticides : un danger pour la santé caché dans l'eau du robinet ».
Admirez aussi le sous-titre : « Une équipe de "Cash Investigation" a mené l'enquête sur les pesticides qui s'infiltrent dans les nappes phréatiques. On retrouve des traces de certains produits dans l'eau qui coule des robinets. » On a l'impression que l'équipe vient de faire une grande découverte et de révéler un fait jusque là inconnu... et bien sûr soigneusement caché par des entités démoniaques unies dans un vaste complot de malfaisance et de corruption.
/image%2F1635744%2F20160212%2Fob_067c11_kisskissbankbank-40millions-640x455.jpg)
D'autres se sont engouffrés dans la brèche. Ainsi, selon le Point, « Pesticides : les chiffres effrayants révélés par "Cash Investigation" » la commune de Moriers aurait décidé de réaliser des travaux de raccordement de l'eau potable pour un coût évalué à 40 millions d'euros. Dans les 200.000 € par habitant...
C'est effectivement effrayant... de bêtise.
En fait, on peut trouver d'autres données. Notamment cet article de l'Écho Républicain de 2012 dans lequel on articule un montant de 20 millions d'euros... mais pour l'ensemble de la Communauté de communes du Bonnevalais. Ceci sur fond de bisbilles acrimonieuses entre le maire de Moriers et le président de la CdC (21 communes, quelque 12.000 habitants en 2012). La question de l'eau ne serait-elle pas instrumentalisée ?
Et si on se calmait un peu ?
Cash Investigation a choisi un bouc émissaire a priori facile, l'atrazine. Lequel a l'avantage supplémentaire de pouvoir mettre Syngenta en cause. Pas vraiment à bon escient, on est tenté de dire : comme d'hab : cela fait belle lurette que les brevets sont tombés dans le domaine public.
L'atrazine a été inventée en 1958 dans les laboratoires Geigy (actuellement Syngenta) comme deuxième élément d'une série de 1,3,5-triazines. Elle a été très largement utilisée dans le monde à partir des années 1960 comme désherbant anti-dicotylédones, notamment dans les céréales comme le maïs, mais aussi sur d'autres cultures et sur les pelouses.
Elle est utilisée encore aujourd'hui dans de nombreux pays. Peut-on en déduire à ce stade, sans encourir les foudres de la critique, que cette substance ne doit pas être aussi ravageuse qu'on ne l'a laissé entendre ?
En France, les restrictions d'usage se sont multipliées au cours des années 90 en ce qui concerne les lieux d'épandage et les cultures autorisés, les zones géographiques où elle pouvait être employée et les doses d'application. Raisons invoquées : les inquiétudes sur ses effets à long terme sur la santé et sa présence, parfois massive, dans les cours d'eau et les eaux souterraines voisines des lieux d'épandage.
L'interdiction totale a été décidée fin 2001, avec une date limite d'utilisation au 30 septembre 2003. On l'aura donc utilisée pendant quelque 40 ans.
Au niveau européen, le sort de l'atrazine a été scellé par la décision no 2004/248/CE de la Commission du 10 mars 2004 concernant la non-inscription de l'atrazine à l'annexe I de la directive 91/414/CEE du Conseil et le retrait des autorisations accordées aux produits phytopharmaceutiques contenant cette substance active. Il y eut deux dates de retrait des autorisations, selon les usages : le 10 septembre 2004 et (pour quatre États et essentiellement le maïs) le 30 juin 2007.
La considération essentielle dans la décision de ne pas inscrire l'atrazine sur la liste des substances autorisées a été que :
« ...le comité scientifique des plantes n'a pas accepté les calculs communiqués, en ce qui concerne les concentrations environnementales dans les eaux souterraines. Le comité estime également que les données de contrôle disponibles ne démontrent pas que les concentrations d'atrazine ou de ses produits de décomposition ne dépasseront pas 0,1 μg/l dans les eaux souterraines et il s'attend à ce que pour les sols dont le pH est supérieur à 6, les concentrations d'atrazine et de ses produits de décomposition ne dépasseront pas 0,1 μg/l. »
Il s'agit donc d'une décision de nature environnementale, non de santé publique.
Il y a une valeur importante dans le texte précédent : 0,1 μg/l (microgramme par litre). La directive 98/83/CE du Conseil du 3 novembre 1998 relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine fixe aussi à 0,1 μg/l la teneur maximale en un quelconque des pesticides (sauf pour l’aldrine, la dieldrine, l’heptachlore et l’heptachloreépoxyde, pour lesquels la valeur paramétrique est 0,03 µg/l), et à 0,5 μg/l la teneur totale. Les unités peuvent donner le vertige. Pour donner une idée, 0,1 μg/l, c'est en gros un morceau de sucre dans 20 piscines olympiques, donc par pesticide.
À quoi correspond cette norme de 0,1 et 0,5 µg/l pour l'eau potable ? À une décision administrative, purement arbitraire. Il suffit de constater que toutes les matières actives sont logées à la même enseigne. Mais l'Europe, contrairement à ce que martèle la contestation, a le souci de ses habitants et, sauf lorsque les règles sont irréalistes, c'est tant mieux.
L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) produit des valeurs-guides selon les principes généraux de la toxicologie (qui sont eux aussi ultra-protecteurs, avec ici un facteur de réduction de 1.000, pour le passage de la NOAEL à la DJA, au lieu du facteur 100 couramment adopté). Son résultat pour l'atrazine dans l'eau de boisson : 2 µg/l – 20 fois la valeur limite de l'Union européenne.
Au Canada, pays peu suspect de laxisme en matière de santé publique, la concentration maximale acceptable (CMA) pour l'atrazine et ses métabolites N-désalkylés est de 5 µg/l. En Australie et en Nouvelle-Zélande, la « established health guideline » est même fixée à 20 µ/l.
Par ailleurs, selon Wikipedia (non sourcé), l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA, maintenant ANSES) a recommandé de ne plus consommer l'eau lorsque la présence d'atrazine et de ses dérivés dépassent des valeurs-seuils situées à respectivement 0,4 µg/l pour les nourrissons, 0,6 μg/l pour les enfants et 2 μg/l pour les adultes.
Ceci plante le décor pour l'opération d'intoxication de « Cash Investigation ». Anticipons sur notre conclusion : c'est bien de cela qu'il s'agit. Mais avant d'en arriver au fait, voici encore le début de son article sur FranceTVInfo :
« À Moriers, un petit village d'Eure-et-Loir, certains habitants ont oublié le goût de l'eau du robinet. Il s'agit des femmes enceintes et de leurs enfants. Une femme qui attend un bébé affirme n'en boire que "quand vraiment on est en rade d'eau. Et encore, on boit autre chose, de l'eau pétillante". »
Interrogez-vous : cette dame énonce-t-elle une habitude de consommation ? Ou une décision liée à sa santé et à celle de l'enfant à naître ? Et dans le deuxième cas une décision liée à l'atrazine ? Ou plutôt à autre chose ?
Les nitrates peut-être ? Les nitrates probablement !
On peut poursuivre : a-t-elle été informée de l'analyse de l'eau et du dépassement de la limite en atrazine ? La réponse à la première partie de la réponse est sans nul doute positive. Mais pour une autre raison : l'eau potable de Moriers dépasse en permanence la norme en ce qui concerne les nitrates (50 mg/l) ; les prélèvements varient et semblent aller jusqu'à 60 mg/l. Et les autorités sanitaires précisent :
« La consommation de cette eau est à déconseiller pour le groupe sensible constitué des femmes enceintes et des enfants de moins de 6 mois. La population doit être informée de cette situation. »
Les prélèvements ne montrent que sporadiquement un dépassement pour l'atrazine déséthyl. Celui qui a été montré très brièvement dans le « reportage » – qui correspond vraisemblablement au prélèvement du 11 juillet 2014 – semble être une valeur extrême : 0,123 µg/l.
À titre de comparaison, le dernier rapport détaillé mis en ligne, sur le prélèvement du 10 juillet 2015, affichait une valeur de 0,091 µg/l. Pour le 30 janvier 2015, c'était 0,111 µg/l. Le rapport sur le dernier prélèvement, du 5 janvier 2016, ne fait état d'aucun dépassement.
Les téléspectateurs sont donc trompés à double titre : on leur cache la question des nitrates et sa conséquence sur les avis à la population ; et on leur fait croire qu'un problème sporadique est durable.
Il est du reste facile de flairer la manipulation. Regardez M. le Maire ouvrir son dossier... Les résultats qu'il présente sont enfouis dans le classeur. Ce n'étaient pas les derniers, le jour de la visite, comme il est dit dans le commentaire. À ce jour, il y en a eu sept autres.
0,123 µg/l ? On ne peut que constater le dépassement de la norme de qualité. Mais on a ensuite deux options : monter l'affaire en épingle, comme dans le « reportage » ; ou constater, à la lumière des explications précédentes – et de ce qui reste encore à expliquer –, qu'il n'y a pas péril en la demeure. Certainement pas de quoi faire, de bonne foi, un tapage médiatique.
C'est comme la suite du reportage ;
« L'atrazine, un pesticide interdit en France depuis 15 ans, mais toujours présent dans l'eau du robinet... »
C'est loin d'être le cas partout.
Les autorités sanitaires ont établi des règles – de bon sens – sur la gestion des informations (avis du Conseil Supérieur d’Hygiène Publique de France du 7 juillet 1998 relatif aux modalités de gestion des situations de non conformité des eaux de consommation présentant des traces de contamination par des produits phytosanitaires). Les usagers doivent être informés de la présence de produits phytosanitaires lorsque la norme de qualité (qui n'est pas une norme de sécurité) est dépassée et une mesure d'interdiction d'utiliser l'eau pour la boisson et la préparation des aliments n'est prononcée que si on dépasse ponctuellement la valeur guide de l'OMS (2 µg/l), ou le 20 % de la valeur-guide (0,4 µg/l) dans la durée.
Herbicide largement utilisé dans le monde, l'atrazine a aussi fait l'objet de très nombreuses études. Si vous êtes affligé d'un biais de confirmation, vous pouvez « piquer dans le tas »... vous trouverez votre bonheur.
« Cash Investigation » invite – forcément – Tyrone Hayes, professeur de l'Université de Californie à Berkeley. Il est connu – un peu – pour ses recherches sur l'effet perturbateur endocrinien de l'atrazine sur les grenouilles mâles et – bien plus – pour les extraordinaires théories de complots de Syngenta contre lui. Mais ça, c'est pour la séquence « le méchant loup agrochimique contre le doux agneau de laboratoire ».
Il est plus efficace de sortir une étude sur les méfaits (allégués) de l'atrazine et, pour le plus grand bonheur des producteurs, il y en a une sur les enfants qui peut faire l'affaire :
« Les femmes enceintes avec un taux d'atrazine élevé dans leurs urines auraient 70 % de risques supplémentaires d'avoir un bébé au périmètre crânien réduit. Jusqu'à 40 mm de circonférence en moins. »
On interroge donc l'auteure principale, Mme Sylvaine Cordier, chercheuse à l'INSERM et à l'Université de Rennes. Mais on ne retient que l'information incidente, exacte dans son principe, mais inappropriée et hautement alarmiste dans le contexte du reportage :
« Pour le périmètre crânien, c'est aussi associé, lorsque les déficits sont importants, à un moins bon développement neuro-cognitif de l'enfant. »
Et le commentaire en off de poursuivre :
« L'atrazine aurait donc entraîné des retards mentaux. »
Reprenons le procédé : on « cite » une étude par une simple allusion ; on instrumentalise la chercheuse pour lui faire dire de quoi introduire une conclusion prédéfinie ; on assène ladite conclusion alors qu'elle n'est nullement étayée... Détestable
Mais il y a pire. L'étude en question, c'est sans nul doute « Urinary Biomarkers of Prenatal Atrazine Exposure and Adverse Birth Outcomes in the PELAGIE Birth Cohort ».
Il y est bien question d'une association entre la présence ou l'absence de niveaux quantifiables d'atrazine ou de métabolites spécifiques de l'atrazine et une réduction du périmètre crânien. Mais « association » ne signifie pas nécessairement « relation de cause à effet ». Or les chercheurs ne sont pas allés beaucoup plus loin que les comparaisons statistiques.
Il y est bien question d'un odds ratio de 1,7, donc de « 70 % de risques supplémentaires... ». Mais avec un intervalle de confiance à 95 % de 1,0-2,7. Traduction pour béotien : pas significatif. L'hypothèse « pas d'effet » est dans l'intervalle de confiance (certes à la limite).
Et une des causes apparaît de suite si on sait lire les chiffres dans le résumé : les femmes ayant présenté des niveaux quantifiables d'atrazine ou de métabolites étaient le 5,5% de 579... soit... 32.
Quant aux « 40 mm de circonférence en moins », difficile de savoir d'où ça vient. Ah, si ! Selon le tableau 5, la différence, exprimée en centimètres, est de 0,39, avec un intervalle de confiance à 95 % de – 0,9 à + 0,1) et une valeur de p de 0,10 (non significatif).
Savent même pas convertir des centimètres en millimètres !