Qu'est-ce qu'un conflit d'intérêts?
Layla Katiraee*
M. Clarence Thomas a travaillé pour Monsanto (l'ancien, pas l'actuel) entre 1976 et 1979. Il a été nommé à la Cour suprême des États-Unis d'Amérique en 1991... et il est affligé d'un conflit d'intérêts...
Au cours des derniers mois, plusieurs chercheurs et défenseurs des OGM ont vu leurs courriels saisis en vertu de lois sur la liberté de l'information (FOIA). Les demandes d'accès aux courriels venaient de US Right to Know (USRTK), une organisation qui est largement financée par l'Organic Consumers Association (OCA) et dont l'objectif est « d'exposer ce que l'industrie alimentaire ne veut pas que nous sachions » [1]. L'OCA est l'une des voix les plus fortes qui s'opposent aux OGM [2] (le fait est qu'ils s'opposent aussi aux vaccins).
Les courriels provenant d'un scientifique ont montré que ses frais avaient été couverts par Monsanto quand il voyageait pour des conférences-débats (ce qui est une pratique courante de l'industrie), et que son département avait reçu une subvention de 25K $ de Monsanto pour la communication scientifique. L'indignation publique a porté sur le fait qu'il avait prétendu ne pas avoir de relations avec Monsanto.
En conséquence, il a beaucoup été question de ce qui constitue un conflit d'intérêts (CI) et de ce qui devrait être divulgué. Cette explication de la revue PLoS sur les CI [4] a été diffusée dans la Twittersphere comme exemple de ce qui peut constituer un conflit d'intérêts. Je l'ai regardée et cela m'a laissée perplexe, principalement à cause de cette partie que je mets en gras : « Un intérêt concurrent est tout ce qui interfère, ou pourrait raisonnablement être perçu comme interférant, avec la présentation complète et objective, l'examen par les pairs, la prise de décision éditoriale, ou la publication d'articles de recherche ou de non-recherche soumis à PLOS ».
« Relations » avec l'industrie
Beaucoup d'articles de presse qui ont traité de ce prétendu « FOIA-Gate » concluent que les scientifiques impliqués n'ont enfreint aucune des règles relatives aux CI et à la divulgation dans leurs institutions. Si ces scientifiques avaient été dans le secteur privé, le « scandale » se serait arrêté là. Cependant, la controverse a continué parce que beaucoup prétendent que les scientifiques auraient pu être plus transparents ; que le débat sur les OGM est un débat public et que le public a des définitions différentes pour des termes tels que « relations ». Le problème avec cet argument est que si vous suivez les activistes qui parlent le plus fort dans le débat sur les OGM et qui sont à la manœuvre dans les tentatives de discréditer ces scientifiques, tout et n'importe quoi pourrait être perçu par eux comme un conflit d'intérêts. Même si vous ignorez ces voix, nous percevons tous les choses différemment et, par conséquent, nous aurons des avis différents sur ce qui peut être ou ne pas être un conflit d'intérêts.
Imaginons un instant que ces demandes FOIAs avaient été formulées contre des scientifiques impliqués dans l'éducation du public sur la sécurité des vaccins, et qu'aucun d'eux n'ait été directement impliqué dans le développement de vaccins. Si l'un de ces scientifiques avait reçu une remise standard de 10% sur une enzyme standard de Roche, serait-ce un CI étant donné que Roche est également actif dans le développement de vaccins [5] ? Si un scientifique recevait une boîte à lunch lors d'un séminaire organisé par VWR, qui vend beaucoup de matériel de laboratoire et de matériel en plastique (y compris des seringues), que devrait-il divulguer ? Si un chercheur avait un étudiant qui, ayant obtenu son diplôme, est parti travailler pour Merck, le chercheur aurait-il une relation avec Merck ? Cette relation disparaîtrait-elle soudainement si l'ancien étudiant passe dans une autre entreprise ? Si oui, les chercheurs doivent-ils suivre à la trace leurs anciens étudiants et amis pour savoir si, oui ou non, ils ont des relations avec les différents secteurs d'activité ? Je suis sûre que chacun de ces facteurs sera perçu comme un conflit d'intérêts dans certains milieux.
Pour en revenir au débat sur les OGM et les CI, mon mari a travaillé dans le marketing pour une grande entreprise de restauration rapide il y a dix ans. Je suis sûre que de nombreux activistes anti-OGM considéreraient cela comme un CI si je faisais de la recherche sur les OGM. Qu'en serait-il si je disais que l'entreprise de restauration rapide était Chipotle ? Tout d'un coup, ce ne serait plus un problème puisque Chipotle a décidé de se passer des OGM [6]. PLoS appelle à la divulgation des « convictions personnelles (politiques, religieuses, idéologiques ou autres) liées au sujet du papier qui pourraient interférer avec un processus de publication impartial (au stade de la paternité de l'étude, de l'examen par les pairs, de la prise de décision éditoriale ou de la publication) ». Est-ce à dire que si je j'étais une universitaire invitée à examiner un document lié à la sécurité des aliments biologiques, je devrais divulguer que je refuse de faire mes courses chez Whole Foods ? Y a-t-il quelque chose de plus idéologique que de refuser de faire des emplettes chez Whole Foods en raison de la position de la société sur les OGM et du soutien qu'elle apporte aux campagnes trompeuses contre les cultures GM ?
Qui définit les CI?
Donc, ma question à la communauté universitaire est la suivante : pourquoi êtes-vous en train de définir les conflits d'intérêt sur la base des préjugés du public ? Ce que je vois, c'est que, en raison de l'opinion publique, on pénalise les scientifiques impliqués dans la recherche ou la sensibilisation du public sur des sujets pour lesquels nous avons véritablement besoin de leur plus grande implication, parce qu'ils doivent fournir beaucoup plus que ce que leur demande leur institutions ou, plus important encore, que ce qui est exigé des scientifiques dans des domaines moins controversés. Qu'est-ce qui pourrait motiver un scientifique en devenir à s'engager auprès du public si ce sont là les normes auxquelles il sera tenu ? Nous savons tous que nous avons besoin de plus de scientifiques qui s'engagent auprès du public et font de la vulgarisation, et cela a un effet dissuasif très fort.
Dr Kevin Folta a récemment annoncé que toutes ses dépenses seront présentées en ligne et cela a été salué comme un grand pas dans la bonne direction. Je ne suis pas de cet avis et je pense que cela va conduire à des déclarations de divulgation ridiculement longues que les scientifiques se sentiront obligés de fournir « juste pour être sûr ». Consultez cet article [7] pour un excellent exemple de ce qui me paraît être une déclaration extravagante. Dans le même temps, je parie que même si les scientifiques fournissaient des documents fiscaux ou bancaires sur leurs revenus, il ne serait pas satisfait aux exigences de ceux qui sont prompts à crier au « vendu » : ils viendront simplement avec une autre théorie comme « le bureau de Monsanto en en Suisse est en train de déposer de l'argent sur le compte de votre conjoint dans les îles Caïmans ».
Quelle est la solution?
Mon point de vue personnel est que tous les scientifiques doivent être tenus aux mêmes normes et que ceux qui œuvrent dans des domaines spécifiques ne devraient pas être pénalisés. Tenir tous les scientifiques aux mêmes normes que le Dr McGuire [8], qui est une autre scientifique prise dans la nasse du FOIA-Gate, signifierait changer la manière dont nous interagissons avec les partenaires de l'industrie et de la façon dont se fait la commercialisation en biotechnologie. Plus de t-shirts gratuits, plus de réunions mensuelles parrainées par l'industrie avec des pizzas, plus de stylos impressionnants d'Eppendorf qui ressemblent à des pipettes, plus de tapis de souris qui ressemblent à des boîtes de Pétri, plus de remises sur les réactifs d'un fournisseur parce qu'on est un « client fidèle et apprécié ».
Encore une fois, je ne dis pas que ce n'est pas la direction dans laquelle le monde universitaire devrait aller, mais que soit a), cela devrait se faire universellement et non en ciblant quelques uns, soit b), le milieu universitaire devrait résister et éduquer le public sur la relation entre le milieu universitaire et le secteur privé. Quand mon mari a revu le présent article, l'autre option qu'il m'a offerte a été le financement public de la recherche à 100%, de manière à rendre inutile tout financement par l'industrie ou une association. Mais je ne suis pas sûre que ce soit faisable étant donné que presque tous les réactifs, les instruments et souvent les échantillons que les chercheurs utilisent sont produits par le secteur privé. Dans le cas des relations entre l'agriculture privée et le secteur public, le financement public à 100% de la recherche signifierait que l'argent des contribuables servirait à payer pour les essais des produits de Monsanto, et que les chercheurs publics seraient les développeurs exclusifs de nouvelles variétés de plantes ; rien de cela ne me semble juste.
Le plus gros problème, à mon avis, est que si les CI ne sont pas clairement définis et détaillés, mais laissés à ce qui est « perçu », les chercheurs et les scientifiques ne seront pas à l'abri des allégations de fraude. Pour en revenir à l'exemple de l'ancien travail de mon mari et le scénario hypothétique où je travaillerais comme une scientifique de la recherche publique, si son emploi dans l'industrie de la restauration rapide créait un véritable conflit d'intérêts pour moi, je ne l'aurais pas vu parce que je suis trop proche du problème, et je penserais probablement que son emploi et ses revenus n'affecteraient pas les résultats de mes recherches. Cependant, si nous laissons cela à la perception des gens, alors comment un chercheur sera-t-il censé évaluer ses biais et ses conflits d'intérêts quand il sera trop près du problème pour s'apercevoir que cela pourrait en être un ? Un éditeur de journal devrait-il s'asseoir avec chaque auteur de papier pour quelques heures et discuter de la vie privée du chercheur pour déterminer s'il y a un conflit d'intérêts potentiel avant de publier son papier ?
Conséquences inattendues
Les analyses de conflits d'intérêts fondées sur la perception peuvent avoir de graves conséquences imprévues. Même lorsque les militants anti-OGM tentent de faire la lumière sur le sujet plus vaste des biotechnologies, ils contribuent à la polarisation de la discussion et peuvent pousser les scientifiques hors de la discussion avant même qu'elle n'ait commencé. Comme l'a dit Robin Bisson dans son récent article, « We need to talk about Kevin » [9] : « Scruter en public les activités de communication des scientifiques, aussi étrange que cela paraisse, c'est jouer avec la disposition des scientifiques à parler de leur travail. »
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* Layla Parker-Katiraee est titulaire d'un doctorat en génétique moléculaire de l'Université de Toronto et d'un baccalauréat en biochimie de l'Université de Western Ontario. Elle est actuellement chercheuse principale dans le développement de produits dans une société de biotechnologie et de génétique humaines de Californie. Tous les points de vue et opinions exprimés sont les siens.
Source : http://www.biofortified.org/2015/10/what-is-a-conflict-of-interest/
[2] https://www.organicconsumers.org/
[3] http://m.gainesville.com/Section/470/Article/150829661
[4] http://journals.plos.org/plosone/s/competing-interests
[7] http://www.weightymatters.ca/2015/09/is-this-epic-study-disclosure-statement.html
[8] http://www.biofortified.org/2015/09/misuse-of-foia/
[9] https://medium.com/@robinbisson/we-need-to-talk-about-kevin-20624082f04b#.kr4ggb8pw