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Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels

Lettre d'un agriculteur à la communauté des chercheurs

20 Juin 2021 , Rédigé par Seppi Publié dans #Union Européenne

Lettre d'un agriculteur à la communauté des chercheurs

 

Michiel van Andel sur le blog de Risk-monger (David Zaruk)*

 

 

 

 

Ce qui suit est un article invité rare sur cette page. La lettre, traduite du néerlandais, est une réponse percutante de l'agriculteur néerlandais Michiel van Andel à un récent article d'opinion de deux scientifiques militants de Wageningen qui voient d'un bon œil les possibilités de la stratégie « de la ferme à la fourchette » (Farm2Fork) de la Commission Européenne visant à atteindre 25 % d'aliments issus de l'agriculture biologique [1]. Sans détour, il qualifie leurs frasques de « populisme scientifique ».

 

La voix de Michiel doit être plus largement entendue, notamment à Bruxelles où il est clair que les préoccupations des agriculteurs ont été complètement ignorées au milieu du pandémonium de « de la fourche à la fourchette ». J'ai entendu parler de Michiel pour la première fois lorsqu'il a attaqué le lobby néerlandais de l'industrie alimentaire biologique, Bionext (qui fait partie de la campagne True Cost of Food (le vrai prix des aliments)), en justice aux Pays-Bas pour avoir menti sur sa filière (et il a gagné).

 

Sa lettre soulève une question intéressante : la communauté de la recherche agricole doit-elle soutenir les agriculteurs ou courir après ses propres intérêts et son idéalisme politique ? Le message de Michiel est très clair : elle doit défendre l'agriculture, en apportant plus de réalisme dans les débats plus larges (comme « de la ferme à la fourchette ») et moins d'opportunisme.

 

 

Chère Université de Wageningen,

Chers Han Wiskerke et Rogier Schulte,

 

J'ai du respect pour l'Université de Wageningen et pour tout ce qu'elle a représenté pour les Pays-Bas et le secteur agricole en particulier. Elle s'est, à juste titre, forgé une formidable réputation, non seulement aux Pays-Bas, mais dans le monde entier. Cela dit, je constate de plus en plus que les professeurs affiliés à cette université abandonnent la méthode scientifique pour s'engager dans la voie du : « Ça sonne vraiment bien », et du :« C'est ce que la "société" veut entendre, donc ça doit être vrai ». J'appellerais cela du « populisme scientifique ». Et cela m'inquiète. L'article d'opinion que vous avez publié entre dans cette catégorie.

 

Mes bras m'en sont tombés en lisant de telles absurdités de la part des professeurs Wiskerke et Schulte. Leur article d'opinion a été écrit en réponse à un article rédigé par un collègue de Wageningen une semaine auparavant. L'argumentation de Wiskerke et Schulte est pleine de contradictions et d'affirmations non fondées. Examinons de plus près quelques extraits.

 

« Nous passons à côté de l'essentiel si nous pensons que le choix de la Commission pour les produits biologiques est fondé sur la perception de leurs qualités environnementales. »

 

Donc ce n'est pas que la Commission Européenne a choisi 25 % de produits biologiques parce que le biologique est perçu comme meilleur pour les gens et l'environnement ? Je parie que si vous demandez à un employé moyen de la Commission ou à son vice-président, Frans Timmermans, pourquoi ils ont choisi « 25 % de produits biologiques », c'est précisément la raison qu'ils mentionneront. Après des années de lobbying au niveau européen et des années de discours marketing des militants du secteur biologique, c'est aussi exactement ce que pensent une grande partie des consommateurs. Je suis d'accord avec vous pour dire qu'il s'agit d'avantages perçus et non d'avantages réels. Mais si nous sommes d'accord sur ce point, pourquoi alors proclamer toutes les « success stories » biologiques (Suède, Autriche, Sikkim) ? Il y a tellement d'incohérences dans votre histoire, à commencer par ceci :

 

« L'affirmation selon laquelle "les solutions doivent être réalistes". Bien que cela puisse sembler une lapalissade, nous soutenons qu'en tant que société, nous sommes à court de solutions réalistes pour des systèmes alimentaires durables. » [3]

 

Qu'est-ce que vous voulez dire ?

 

Nous avons affaire ici à des universitaires professionnels ayant une formation scientifique, qui prétendent que nous devrions renoncer à des solutions réalistes. « Nous sommes à court de solutions réalistes  » ??? Premièrement, c'est un non-sens. Deuxièmement, l'alternative proposée aux solutions réalistes est : « des solutions irréalistes » (comme au Sikkim, voir ci-dessous). Quel genre de folie est-ce là ?

 

Ces professeurs pensent apparemment selon la ligne suivante : il n'est pas sage de faire les choses en se basant sur les faits. Nous pouvons atteindre notre destination vers l'Utopie bien mieux en pédalant sur nos vélos aériens.

 

Mais attention, nous arrivons maintenant au moment de folie de cette histoire. Afin d'étayer leurs arguments en faveur des 25 % de produits biologiques, de leur faisabilité et de leur désirabilité, ils avancent des exemples et des arguments qui ne font que miner davantage l'ensemble de leur récit. Nos chercheurs disent ce qui suit :

 

« Il est payant de regarder au-delà de notre marge de manœuvre actuelle, qui est en effet très limitée, et d'apprendre de ceux qui nous ont déjà précédés et ont trouvé de nouveaux avenirs. Au sein de l'UE, l'Autriche a déjà dépassé l'objectif de 25 %, suivie de près par l'Estonie et la Suède. Si l'on regarde plus loin, l'ajout le plus récent à notre Réseau Mondial de Fermes Phares est une communauté agricole au Sikkim : cet État indien a réussi à adopter et à mettre en œuvre un objectif de 100 % de produits biologiques au niveau de l'État, sans doute contre l'avis de nombreuses personnes qui considéraient auparavant que cet objectif était "irréaliste". Comment ont-ils réussi là où d'autres ont échoué ? »

 

 

 

 

Pour commencer, comment le Sikkim, l'État le moins densément peuplé d'Inde, situé dans l'Himalaya, peut-il servir d'exemple pour montrer comment l'agriculture peut passer à l'échelle supérieure et même atteindre 100 % de produits biologiques ? Je n'ai presque pas de mots pour le dire. Sikkim ! Il suffit de lire cet article (Sikkim's organic farming delusions (les désillusions de l'agriculture biologique au Sikkim), page 7) ou cet article [4].

 

Quelques citations du journal indien sur la situation au Sikkim :

 

« Au cours des 20 dernières années, la production de céréales alimentaires de base au Sikkim a diminué d'un pourcentage alarmant de 60 %, alors que sa population est passée de 400.000 à 650.000. »

 

 

 

 

« L'énorme déficit de production de céréales alimentaires entraîne inévitablement d'énormes pénuries. Au fil des ans, le Sikkim, l'État 100 % biologique, en est venu à dépendre fortement d'autres États pour nourrir sa population et ses touristes ; très franchement, il y aurait des morts de faim et des troubles sociaux au Sikkim si les céréales alimentaires n'arrivaient pas quotidiennement des États excédentaires en céréales alimentaires comme le Bengale occidental, le Punjab, l'UP, le Bihar, etc. N'oubliez pas que tous ces États pratiquent une agriculture intensive utilisant des intrants chimiques. »

 

« Comme la production de blé de l'État a chuté de 21.600 tonnes dans les années 1990 à 350 tonnes, plus de 95 % des besoins en blé du Sikkim proviennent désormais d'autres États. »

 

« Le Sikkim est le pire des modèles à suivre pour les autres États de l'Inde. L'agriculture biologique du Sikkim souffre d'une combinaison fatale de narcissisme et d'illusions propagées politiquement. L'Encyclopedia Britannica définit le terme "délire" comme un système rigide de croyances qui préoccupe une personne et auquel elle s'accroche fermement malgré l'absurdité logique et le manque de preuves à l'appui. »

 

Est-ce là le nouvel avenir, Messieurs Wiskerke et Schulte ? Vous appelez cela une mise en œuvre réussie d'un objectif de 100 % d'agriculture biologique ? Ce sont des illusions. Ce que nous pouvons apprendre du Sikkim, c'est que c'est une idée désastreuse de penser de manière aussi dogmatique à l'agriculture et à l'alimentation.

 

Et que dire de la comparaison entre l'Autriche et les Pays-Bas ? Ne vous y trompez pas. L'Autriche (deux fois la surface des Pays-Bas, seulement la moitié de la population) avec tous ses versants de montagne subventionnés et ses niveaux de rendements agricoles horribles... L'Autriche est magnifique, mais ce serait un désastre si on devait y produire de grandes quantités de nourriture. Heureusement, ce n'est pas nécessaire et ces pays peuvent importer de la nourriture si nécessaire, par exemple des Pays-Bas.

 

Quoi qu'il en soit, poursuivons l'article d'opinion. Nous y sommes presque !

 

« En tant qu'institut de connaissances de premier plan à la frontière de la production alimentaire durable, il nous est facile de critiquer des initiatives qui, imparfaitement sans doute, visent à faire la différence pour les agriculteurs et les consommateurs. Si les solutions étaient faciles, elles auraient déjà été mises en œuvre il y a des années. N'est-ce pas notre métier de penser plus grand ? »

 

« Au lieu de secouer nos têtes méfiantes, écoutons les appels au clairon et contribuons à façonner les futurs que la société souhaite. »

 

Je dirais : pensez plus grand en effet ! Car ce que vous faites est l'exemple parfait d'une pensée très, très étroite et myope. Comment MM. Schulte et Wiskerke (ainsi que Frans Timmermans et consorts) pensent-ils que nous pouvons atteindre cet objectif malavisé et contre-productif de 25 % de produits biologiques ? Le consommateur ne veut pas 25 % de bio ; « le consommateur » ou « la société » veut simplement une agriculture plus durable. Et même ça, ça reste à voir.

 

Mais avec des objectifs qui visent un label de marketing plutôt qu'une agriculture durable, vous ne parviendrez pas à la durabilité. Dan Glickman, ancien secrétaire américain à l'agriculture, l'a dit très clairement il y a quelques années : « Permettez-moi d'être clair sur une chose : le label biologique est un outil de marketing. Il ne s'agit pas d'une déclaration sur la sécurité alimentaire, et le mot "biologique" ne constitue pas un jugement de valeur sur la nutrition ou la qualité. » J'ajouterais ceci : le bio n'est pas non plus une déclaration sur les avantages environnementaux, c'est plutôt le contraire qui est vrai, du moins si l'on est prêt à examiner la question sans œillères.

 

Dans la quête d'une agriculture plus durable, c'est une idée horrible que de commencer par fixer des objectifs qui ne sont pas du tout durables. Et il est vraiment navrant de constater que dans un « institut de connaissances de premier plan », comme l'est encore Wageningen, il y a des gens qui préfèrent l'idéalisme au bon sens.

 

Nous avons déjà le chroniqueur/activiste Patrick Jansen qui, en tant que conférencier, diffuse chaque jour dans les médias (sociaux) son programme activiste mal étayé (en plus des étudiants qu'il endoctrine). Nous avons déjà Violette Geissen qui inonde les médias encore et encore d'histoires à sensation sur les pesticides (remplies d'inexactitudes, surtout lorsqu'il s'agit de la substance qui l'obsède personnellement, le glyphosate). Et maintenant, j'apprends qu'il y a encore plus de professeurs anti-science qui errent dans les couloirs de Wageningen. Je trouve cela choquant.

 

Wageningen, ce serait peut-être une bonne idée de voir si l'Institut Louis Bolk est toujours à la recherche de personnes... ou mieux encore, Bionext – je crois savoir qu'ils sont également friands de beaux discours et d'articles d'opinion irréalistes et sans fondement. Ce serait mieux pour tout le monde, je pense.

 

Je suis également conscient du fait que cet article, écrit par un simple agriculteur, ne changera rien. Il ne changera rien aux objectifs « de la ferme à la fourchette » de la Commission Européenne. Il ne changera pas non plus le nombre de rêveurs et d'activistes que l'Université de Wageningen emploiera et habilitera de plus en plus. Mais quoi qu'il en soit, c'est bien de m'être débarrassé de tout cela ! 😉 .

 

À une prochaine fois, chers amis ! Et profitez du beau temps qui s'annonce !

 

 

P.S., j'aimerais avoir des nouvelles des professeurs Schulte et Wiskerke. Si possible, j'aimerais qu'ils me disent comment la débâcle du Sikkim a été un tel succès !

 

Traduit à partir de la traduction en anglais de Risk-Monger. L'article original en néerlandais est ici.

 

_____________

 

* David pense que la faim, le SIDA et des maladies comme le paludisme sont les vraies menaces pour l'humanité – et non les matières plastiques, les OGM et les pesticides. Vous pouvez le suivre à plus petites doses (moins de poison) sur Twitter ou la page Facebook de Risk-Monger.

 

* Source : A Farmer’s Letter to the Research Community – The Risk-Monger

 

 

Mes notes

 

[1] C'est 25 % de la surface agricole utilisée, ce qui se traduira par une baisse de la production agricole et alimentaire qu'on peut estimer à 5-6 % sur ce seul critère – en prenant une diminution des rendements de 30 % sur les 16-17 % de SAU à convertir pour atteindre les 25 %.

 

[2] Le paragraphe complet est comme suit :

 

« Nous passons à côté de l'essentiel si nous pensons que le choix de la Commission pour les produits biologiques est fondé sur la perception de leurs qualités environnementales. L'essentiel est que l'agriculture biologique est le seul système accrédité et réglementé à l'échelle internationale et qu'à ce titre, elle produit déjà un prix élevé qui récompense les agriculteurs pour les services qu'ils rendent à la société. Le système associé de réglementation, d'inspection, d'accréditation et de rémunération peut être facilement exploité et développé par les États membres, tout en maintenant des conditions de concurrence équitables au sein de l'UE et au-delà. »

 

C'est du n'importe quoi.

 

[3] Poursuivons dans le n'importe quoi :

 

« L'affirmation selon laquelle "les solutions doivent être réalistes". Bien que cela puisse sembler une lapalissade, nous soutenons qu'en tant que société, nous sommes à court de solutions réalistes pour des systèmes alimentaires durables. Les tentatives de créer une dernière marge de manœuvre pour les émissions d'azote en abaissant la limite de vitesse sur les autoroutes montrent que nous avons atteint la limite de notre espace national de solutions. À partir de maintenant, nous n'avons d'autre choix que de recourir à des solutions qui ont pu être considérées jusqu'à présent comme irréalistes. Et "irréaliste" ne signifie pas que cela ne se fera pas ou ne pourra pas se faire. »

 

[4] Voir aussi, sur ce blog, ici et cet article de Ludger Weß.

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H
J'ai eu l'occasion de rencontrer des agronomes conseillers en agriculture tropicale et de visiter en privé un centre régional de recherches. Entre le rire et la désolation.........................................
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M
Arte qui publie une vidéo pour parler des pesticides utilisés en bio. Et c'est... nul. Leur conclusion c'est naturel donc ça va, qu'il y en a moins d'homologués comme si ça signifiait qu'ils en utilisent moins et qu'ils ne les utiliseraient quand dernier recours.<br /> https://www.arte.tv/fr/videos/089156-008-A/data-science-vs-fake/
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F
Je ne connaissais pas le Sikkim. C'est chouette d'avoir un exemple aussi flagrant à l'échelle d'un Etat...
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