Abeilles et agriculture biologique : êtes-vous sérieux, CNRS et INRA ?
Le 26 juin 2019, à l'aube pour l'un, en matinée pour l'autre, le CNRS et l'INRA ont publié un communiqué de presse de même teneur, « L'agriculture biologique améliore les performances des colonies d'abeilles mellifères ».
Il se rapporte à une étude, « Organic farming positively affects honeybee colonies in a flower‐poor period in agricultural landscapes » (l'agriculture biologique affecte positivement les colonies d'abeilles mellifères dans une période pauvre en fleurs dans des paysages agricoles), de Dimitry Wintermantel, Jean‐François Odoux, Joël Chadœuf et Vincent Bretagnolle. L'article décrit des travaux réalisés au Centre d'études biologiques de Chizé, dans les Deux-Sèvres.
Son titre est bien plus restrictif que celui des communiqués de presse. Première anomalie.
L'article n'était pas encore mis en ligne quand le tapage médiatique a été initié. L'espace médiatique a été occupé avant qu'on ne puisse se faire une opinion sur les allégations des communiqués de presse et le contenu de l'article. C'est malheureusement devenu une pratique pour une science dont on se demande si son but premier n'est pas l'enrichissement des connaissances, mais la production d'un support de communication, évidemment pour un message prédéfini.
Dans les communiqués, le semi-auxiliaire « pouvoir » a été utilisé cinq fois en trois paragraphes, et le conditionnel une fois. Au titre péremptoire succède ainsi une belle prudence (c'est nous qui graissons) : « Une étude [...] montre que l'agriculture biologique peut atténuer ce déclin. Les parcelles cultivées en agriculture biologique offriraient en effet aux abeilles domestiques plus de ressources, notamment par la présence d’adventices (que l’on appelle à tort « mauvaise herbe »), notamment. »
En conclusion, « [c]ette nouvelle étude suggère que l'agriculture biologique peut atténuer les effets négatifs de l'agriculture intensive et augmenter la survie de ces pollinisateurs essentiels que sont les abeilles. »
Entre les deux, on présente les chiffres maximums, les plus flatteurs et les plus attractifs pour les béotiens, et non les moyennes, plus réalistes : « Les chercheurs ont trouvé jusqu'à 37% de couvain, 20% d'abeilles adultes et 53% de miel supplémentaire dans les colonies entourées de parcelles agricoles biologiques par rapport aux colonies situées dans des paysages agricoles conventionnels [...] » – lire : à certaines dates. Aucune différence n'est rapportée en fin de floraison du tournesol.
C'est d'autant plus intolérable que l'article ne permet pas, à notre sens, des affirmations et des suggestions aussi optimistes. Il est un signe qui ne trompe pas (à moins d'alléguer l'incompétence rédactionnelle des auteurs) : les données intéressant le praticien, plutôt que le statisticien, sont présentées dans deux graphiques encore plus illisibles que ceux d'une célèbre étude sur les rats, de plus fort partiellement. Et loin de nous convaincre d'un effet conséquent pendant la période de disette entre les floraisons du colza et du tournesol, et sur l'année entière, ils nous interrogent sur la réalité d'un effet « agriculture biologique ».
En d'autres termes, ces deux institutions ont fait le buzz pour aguicher les médias, faisant fi du devoir d'information. Et en prêchant ainsi, en plus sans fondement sérieux, la supériorité du bio, ce racolage peu glorieux constitue un nouveau cas d'agribashing.
C'est intolérable.
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Cette partie a été publiée dans la France Agricole du 5 juillet 2019
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« 1. L'agriculture conventionnelle a été impliquée dans le déclin de la biodiversité mondiale et des pollinisateurs et l'agriculture biologique est souvent considérée comme une alternative plus écologique. Cependant, les effets de l’agriculture biologique sur les abeilles restent insaisissables, malgré l’importance de celles-ci en tant que pollinisateurs des cultures et des plantes sauvages.
2. En utilisant 6 années de données d'une étude à grande échelle avec des mesures bimensuelles des caractéristiques de performance des colonies d'abeilles mellifères (10 ruchers par an répartis sur un site de recherche de 435 km2 en France), nous avons établi une relation entre la surface du couvain d'ouvrières, le nombre d'abeilles adultes et les réserves de miel, et les proportions de terres en agriculture biologique aux abords des ruches à deux échelles spatiales (300 m et 1.500 m).
3. Nous avons trouvé des preuves que, à l’échelle locale, l’agriculture biologique augmentait à la fois la production de couvain d'ouvrières et le nombre d’abeilles adultes en période de pénurie de fleurs entre les floraisons de colza et de tournesol (ci-après dénommée « période de disette »). À l'échelle du paysage, l'agriculture biologique a augmenté les réserves de miel pendant la période de disette et au début de la floraison du tournesol.
4. Les résultats suggèrent que le développement de couvain d'ouvrières a bénéficié de l'agriculture biologique principalement grâce à un régime alimentaire plus diversifié en raison d'une augmentation de la disponibilité de diverses sources de pollen à proximité de leurs ruches. La réduction de la dérive de pesticides pourrait également avoir amélioré la survie des abeilles. Les réserves de miel ont probablement été principalement affectées par la disponibilité accrue de fleurs mellifères en distance de butinage.
5. Synthèse et applications. L'agriculture biologique accroît les performances des colonies d'abeilles mellifères en période de pénurie de ressources, probablement grâce à un approvisionnement continu en ressources florales, y compris les mauvaises herbes, les cultures de couverture et les éléments semi-naturels. Nous montrons comment la surface de couvain d'ouvrières augmente au cours de la période critique de disette (entre les floraisons de colza et de tournesol). Cela a été auparavant lié à la survie hivernale des colonies, ce qui suggère que les terres agricoles biologiques pourraient atténuer les répercussions de l'agriculture intensive sur la vitalité des colonies. Nous concluons que l’agriculture biologique profite à un pollinisateur de cultures crucial avec des implications positives potentielles pour l’agriculture dans l’ensemble du paysage. »
À lui seul, ce résumé fait retentir plusieurs signaux d'alarme.
La première phrase est un concentré de lieux communs, indicateurs d'un parti pris et d'un risque de « science » militante. En fait, le stade du risque, hypothétique, est dépassé.
Le paragraphe 2 décrit le travail de recherche effectué. Pour le paragraphe 3, nous verrons plus loin ce qui a réellement été mis en évidence et quelle valeur attribuer aux résultats. « Nous avons trouvé des preuves » devrait nous alerter.
Le paragraphe 4 est un festival de supputations : « Les résultats suggèrent... » ; « La réduction de la dérive de pesticides pourrait... » ; « Les réserves de miel ont probablement été principalement affectées... »
Clairement, le travail de recherche n'a pas inclus des travaux qui auraient pu étayer ces éléments, avec plus ou moins de certitudes, par exemple une analyse floristique (cultures et présence d'adventices) pour évaluer la différence entre zones en agriculture conventionnelle et zones avec un certain pourcentage de surface en agriculture biologique.
Enfin, le paragraphe 5 est un message « politique », le péremptoire (« L'agriculture biologique accroît... » ; « Nous montrons... » ; « Nous concluons... ») étant entremêlé de formes conditionnelles (« ...probablement grâce à... » ; « ce qui suggère que les terres agricoles biologiques pourraient... » ; « ...des implications positives potentielles... »).
On trouve aussi, dans ce paragraphe un accaparement indu de certains éléments écosystémiques au profit de l'agriculture biologique et au détriment de l'agriculture qualifiée d'« intensive » (sans que l'on ait mesuré le niveau d'intensification des différentes culture, ni le type d'itinéraire technique au-delà de la dichotomie conventionnel-biologique) : « les mauvaises herbes, les cultures de couverture et les éléments semi-naturels » seraient une caractéristique du bio...
Trois paramètres ont été évalués dans les colonies à deux semaines d'intervalle : la surface de couvain, le nombre d'abeilles ouvrières et la quantité de réserves de miel entre les floraisons du colza et du tournesol.
Les résultats ont été comparés à la présence de parcelles en agriculture biologique dans un rayon de 300 mètres ou de 1.500 mètres autour des ruchers (de 5 colonies), cette présence variant de 0 à 30 % dans le petit cercle et de 0 à 15 % dans le grand cercle.
Comme indiqué dans le résumé, on a amalgamé les résultats de six années d'observations.
Voici le genre de prose utilisée pour décrire les résultats du cœur de cible de l'essai :
« Au cours de la période de disette (entre la floraison du colza et celle du tournesol), les colonies entourées de terres agricoles biologiques dans leur environnement local avaient jusqu'à 37 % de plus de couvain d'ouvrières que les colonies sans exposition à des terres agricoles biologiques dans la même échelle spatiale. En fait, à l'échelle locale (300 m), la superficie de couvain d'ouvrières avait tendance à être positivement reliée aux terres agricoles biologiques presque toutes les années (figure S6). La taille de l'effet variait toutefois d'une année à l'autre et a été la plus importante en 2012 et 2015, années au cours desquelles toutes les colonies exposées à l'agriculture biologique à l'échelle locale ont été exposées à au moins 25 % de terres agricoles biologiques. À l'échelle du paysage, aucun effet de l'agriculture biologique sur la superficie du couvain n'a été détecté (Figure 2). »
On en est réduit, en définitive, à essayer de comprendre les résultats à partir des deux figures, ou à éplucher l'ensemble des données complémentaires.
Cet article a franchi avec succès l'épreuve de l'examen par les pairs…
Par le choix de la taille de la figure (mais on peut agrandir) et la multiplication des sujets, le choix des échelles, le choix d'un code couleurs peu contrasté, de plus avec une moitié (en rouge) inutilisée, des points minuscules censés, croit-on, représenter les mesures individuelles, cette figure est quasiment illisible.
La comparaison des différents paramètres réserve toutefois des surprises. Allons au plus simple : pour la quantité de réserves de miel pendant la période de disette et la première moitié de la floraison du tournesol, il y a un effet « agriculture biologique » à l'échelle du paysage (1.500 m), mais pas à l'échelle locale (300 m) ; et à l'échelle du paysage uniquement pour la tranche autour (croyons-nous) de 5 % d'agriculture biologique.
On s'attendrait pourtant à voir aussi cet effet, à la fois à l'échelle du paysage pour une plus grande présence d'AB et à l'échelle locale où, rappelons-le, on trouve des situations avec encore davantage d'AB (de plus facilement accessible).
On peut s'interroger de la même manière pour la surface du couvain à l'échelle locale : on trouve des différences pour 10 et 20 % de bio, mais pas 30 %. L'augmentation de la superficie du couvain n'est pas non plus corrélée avec le nombre d'abeilles (y compris compte tenu du temps qui sépare la ponte de l'éclosion).
Reprenons le haut de la figure 2, la superficie du couvain d'ouvrières.
Comparons-la avec la figure S6 des informations complémentaires qui produit sous forme visuelle les évolutions annuelles.
Pensez-vous que l'on puisse amalgamer ces résultats annuels très variables en une figure 2 et tirer des conclusions sur les effets de l'agriculture biologique sur la prospérité des colonies d'abeilles ? Nous, non.
On peut faire la même observation pour le nombre d'adultes pendant la période de disette : l'image synthétique des six ans pour l'échelle locale dérive presque essentiellement de l'année 2014.
La figure 3 reproduite ci-dessous présente des droites de régression pour différentes mesures en fonction de l'importance de la présence de champs AB dans le rayon de 300 m (ligne claire) ou de 1.500 m (ligne foncée), avec les intervalles de confiance. Les deux graphiques du haut portent sur la probabilité de récolter du miel en 2012 après la floraison du colza (à gauche) et en moyenne sur les six ans après la floraison du tournesol (à droite). Les graphiques du bas indiquent la quantité de miel récolté.
Pour l'année 2012 (graphiques de gauche), la prospérité des ruches mesurée par la probabilité de récolter du miel et la quantité récoltée après la floraison du colza augmente avec l'augmentation de la part du bio. Mais pas pour la quantité à l'échelle locale.
Les autres résultats sont pour le moins contre-intuitifs par rapport à la thèse défendue et censée être démontrée.
Les graphiques de gauche montrent aussi que la situation est moins favorable lorsque le bio se trouve à proximité du rucher plutôt qu'à l'échelle du paysage.
Et, en moyenne sur six ans, après la floraison du tournesol, l'augmentation de la présence de bio, tant à l'échelle locale qu'à celle du paysage, se traduit par une tendance à la baisse de la production.
Cette étude apporte des éléments utiles tout en souffrant d'impressionnantes lacunes. Une dichotomie conventionnel-biologique sans autres distinctions – si ce n'est sous forme d'hypothèses pour « expliquer » certains résultats – n'a pas lieu d'être.
En l'absence de recensement précis des cultures, de la flore adventice et des éléments de l'écosystème tels que les haies, il nous semble impossible d'attribuer un effet à l'agriculture biologique, en tant que telle.
Ainsi, les rotations biologiques comportent (ou sont censées comporter) davantage de légumineuses, et notamment de la luzerne, que le conventionnel. Un effet attribué à l'itinéraire biologique est-il dû à cet itinéraire et ses contraintes en matière d'engrais et de pesticides, ou à la présence de luzerne ? Pour connaître l'effet propre de l'itinéraire biologique, il faut comparer des écosystème identiques ne différant que par le mode de production. Ce n'est pas ce qui a été fait.
Les auteurs supposent à plusieurs reprises un effet positif lié à la présence ou non d'adventices, mais quelles sont les efficacités comparées du désherbage chimique et de la herse étrille ? De manière similaire, ils suggèrent qu'un effet négatif pourrait être dû à des traitements sur le colza conventionnel. Y en a-t-il eu, à quel moment, avec quelles conséquences ?
Nous restons sur notre faim...
En tout cas, cette étude est loin d'étayer les allégations faites dans l'article scientifique, de manière affirmative ou suggestive, et encore moins celles du communiqué de presse.
Cela soulève de graves questions quant à la définition des projets de recherche et l'allocation des fonds, à la politique éditoriale des revues et l'efficacité de la revue par les pairs, ainsi qu'à la stratégie de communication des institutions de recherche.
Et cela pose la question : Êtes-vous sérieux, CNRS et INRA, organismes d'affiliation des auteurs ?